Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 9.djvu/881

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fantômes trompeurs ; mais quand le jour se lève, il faut, malgré les enivremens mystiques de la nature, malgré les incantations de l’ondine qui attire le pêcheur au fond des eaux, il faut secouer ce sommeil perfide, et féconder en soi les vigoureux instincts de la pensée moderne, comme ce grand fleuve qui porte la vie dans les riches vallées. M. Freiligrath sera le poète des contrées rhénanes ; ce sera son rôle dans le chœur des poètes où il vient prendre sa place. Sur cette grande ligne du Rhin où les principes du monde nouveau ont pénétré avec l’épée, dans ces sillons vivaces d’où on n’a pu arracher complètement les semences que nous y avons jetées, dans ces nobles villes qui gardent toujours, quoi qu’on puisse dire, la visible empreinte de 92, le poète n’est-il pas admirablement placé pour chanter ? Là, les grandes idées naissent d’elles-mêmes, et avec une netteté, avec une précision bien rares en Allemagne. Le souffle de la révolution est encore là. Au lieu des cris de guerre, au lieu des proclamations emphatiques qui défraient le volume éloquent, mais bien pauvre d’idées, de M. Herwegh, j’aperçois dans les strophes de M. Freiligrath des doctrines nettes, décidées, des principes de droit et de justice qui m’attirent. J’y vais tout droit pour marquer le caractère de son livre. Quoiqu’il combatte souvent et avec aigreur l’influence française, il la subit à son insu, et, qu’il le sache, il lui doit ses meilleures inspirations. La tribune qu’il a choisie sur les bords du Rhin, sur un sol remué par nos armes et nos idées, cette tribune est la plus noble qu’il y ait en Allemagne ; il suffit d’y élever la voix pour réveiller les glorieux échos.

Je trouve d’abord dans le recueil de M. Freiligrath une forme très heureuse et qui ne s’était pas encore rencontrée chez les poètes politiques de son pays. Ce sont ces ballades vives, dramatiques, d’un dessin ferme, d’une couleur brillante, qui lui servent à mettre en relief les idées qu’il défend. Presque tous ses confrères, M. Prutz, M. Hoffmann, M. Dingelstedt, M. Herwegh, aiment à se répandre en imprécations ; ce ne sont que dithyrambes, odes pompeuses, invocations bruyantes, cris de bataille. Il y a là beaucoup plus de tapage que de vraie poésie. C’est le vacarme d’une musique militaire dont tous les instrumens ne sont pas d’accord. M. Hoffmann joue du fifre et agite ses grelots ; M. Prutz bat la grosse caisse d’un bras vigoureux ; M. Herwegh, pour imiter les Germains d’Arminius, chante un bardit avec accompagnement de lances et de boucliers. Ce chœur d’opéra-comique est fatigant, s’il se prolonge trop, et l’on regrette que beaucoup de vrai talent soit ainsi dépensé en lieux communs et en déclamations. L’année dernière, à propos des Poésies d’un vivant, j’indiquais à M. Herwegh