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fuyard et l’étend mort au coin du bois, dans son champ, à cent pas de sa cabane. C’est là une abominable histoire ; où cela se passe-t-il ? Au moyen-âge ? chez le seigneur féodal ? chez le baron du mont et de la plaine ? Non, cela est arrivé hier, avant-hier, cela arrivera demain. Où donc ? En Allemagne. Et rien n’est plus régulier ; le forestier n’a point commis de meurtre, il n’a pas assassiné ce pauvre homme ; il a fait son devoir, et la loi l’absout d’avance. A coup sûr, il est permis à l’écrivain de flétrir cette législation sans pitié, ces vestiges d’une barbarie qui n’est plus, et d’invoquer pour le coupable l’exercice régulier de la justice. Il ne faut pas, je le sais, inventer des maux imaginaires, soulever le pauvre contre le riche, le faible contre le puissant : ce n’est pas la mission de la Muse d’irriter les passions mauvaises ; mais quand le mal est public, quand la loi est barbare, quand elle autorise de tels désordres et que ces violences ont été répétées plus d’une fois, il ne faut pas non plus que le poète craigne le reproche de déclamation, et si sa plainte est noblement exprimée dans un petit drame énergique, sincère, animé d’une généreuse pensée, tous les gens de bien l’approuveront, tous les cœurs honnêtes s’indigneront avec lui. Voici les vers de M. Freiligrath.


« Triste et silencieuse matinée ! les feuilles frémissent doucement ; le cerf a conduit ses petits sur la lisière du bois ; sur la lisière du bois, dans les sillons ensemencés. Il est là, debout, fouillant du pied la terre. Cependant derrière les buissons sont assis les paysans, le père avec le fils.

« Le vieux tient en main son fusil rouillé. — Un cerf ! un cerf dix-cors ! Morbleu, garçon, tire-moi ce coup-là. — L’enfant presse la détente. Voilà un habile tireur : le cerf dix-cors est tombé.

« Les petits se sauvent. — Bravo ! — dit le père ; il s’élance et appuie son genou sur la bête renversée. — Eh ! garçon, c’est un coup de maître ! Vois donc, juste à l’épaule. C’est Dieu qui bénit notre champ ; le cerf ne s’engraissera plus dans nos sillons.

« Il n’a plus besoin de grains, il ne brisera plus nos blés. Eh bien ! à quoi t’amuses-tu là, Frédéric ? Vite, donne-moi la corde. Bien, les pieds liés l’un contre l’autre. Touche donc, il est déjà froid. — Or, avec sa suite et ses chiens, voilà le garde qui sort de la forêt.

« Le garde ! que Dieu les protège ! Il connaît tous les sentiers. N’importe, les deux paysans ne font qu’un saut et s’enfuient ; le fusil est resté à terre. Le garde court aussi : — Arrête, canaille ! leur crie-t-il, qu’ai-je besoin du fusil ? ce sont les tireurs que je veux.

« Peine perdue ! Alors il appuie son arme contre sa joue et vise ; il vise ferme, froidement, long temps : sur qui ? sur des hommes, sur des hommes en fuite ? N’importe ! il presse une détente. Dieu ! c’est là du bonheur ! le vieillard tombe ; il a été atteint à la nuque.