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jamais eu à un plus haut point et avec des nuances plus déliées que M. Sainte-Beuve ? Chez lui, c’est un don véritable. M. Hugo transporte volontiers ses propres et fortes qualités à ce qu’il contemple ; M. Sainte-Beuve, au contraire, ramène à lui et s’approprie les natures qu’il regarde. C’est ce qu’on peut appeler la faculté impersonnelle : dans l’ordre de l’observation, elle fait le critique ; dans l’ordre de l’imagination, elle fait l’écrivain de théâtre : le premier attrapé le portrait, le second crée des personnages. On était donc sûr que M. Sainte-Beuve rendrait pleine justice au poète élégant et pur, à l’homme excellent dont il venait remplir le fauteuil. Mais quelle contenance, humble ou décidée, prendrait-il vis-à-vis de l’Académie ? L’ombre de Joseph Delorme se verrait-elle immolée au pied de la statue de Boileau, ou bien serait-elle évoquée de sa tombe ? Les malins se le demandaient à côté de moi, et la curiosité semblait fort éveillée dans tout ce grave et aimable auditoire.

M. Sainte-Beuve a été digne de sa réputation et de lui-même ; on n’a pas plus de grace et d’esprit. Son discours, où les plus épineuses questions sont abordées avec une convenance, une légèreté de touche et un à-propos merveilleux, est sans contredit l’un des plus charmans qui ait été prononcé à l’Académie française. M. Sainte-Beuve avait à peine parlé quelques minutes, qu’il était maître de ceux qui l’écoutaient, les promenant du sourire à l’émotion. A bien des reprises, les murmures flatteurs, les bravos sincères, ont témoigné de l’assentiment unanime de la salle : le succès a été de si bon aloi, que j’ai vu plus d’un immortel, naguère hostile à la candidature de M. Sainte-Beuve, donner le premier le signal des applaudissemens.

Ce qui a plu surtout dans cet éloge senti de M. Casimir Delavigne, où ne s’est point glissé un seul de ces lieux-communs que les meilleurs n’évitent pas toujours en pareille occasion, c’est la dignité littéraire, la dignité personnelle avec laquelle M. Sainte-Beuve a parlé de lui et de l’honorable mémoire qu’il avait à célébrer. En n’évitant aucune des questions qui se présentaient naturellement, il a eu l’occasion de maintenir, comme il le devait à lui-même, son drapeau ; en ne courant pas de front sur les difficultés pour le plaisir de les braver, il n’a eu chance d’aigrir aucune opinion adverse ; enfin, parlant de tout avec aménité, mesure et bon goût, il a séduit les plus rebelles.

Il y a long-temps qu’on l’a dit, les peuples les plus fortunés sont ceux qui ne laissent pas d’histoire. De même pour les hommes heureux : ils n’ont pas de biographie ; M. Casimir Delavigne fut de ceux-là.