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l’homme, un bon sens capable d’éloquence et une finesse d’esprit susceptible d’enthousiasme, en un mot tout cet idéal tempéré qui caractérise la carrière si tôt interrompue du poète est marqué avec beaucoup d’art dans le spirituel discours de M. Sainte-Beuve. Certes, il y avait de la force dans cette réserve ; la renommée populaire de M. Casimir Delavigne aura sa place dans l’histoire des lettres contemporaines. On rendra justice à cette qualité merveilleuse d’imitation qui lui permettait d’amener à son niveau les meilleurs dons des génies créateurs, de trouver dans la prose sémillante de Don Juan d’Autriche des tours de dialogue à la Beaumarchais, dans certains vers de la Fille du Cid des traits de vigueur cornéliens, dans Louis XI quelque chose des hardiesses de Goethe ; mais, à vrai dire, si dignes de considération que soient ces divers ouvrages, l’originalité vraie de M. Delavigne n’est pas là : il y est quelquefois excellent, il n’y est pas précisément lui-même. J’aime mieux les Comédiens et l’École des Vieillards, auxquels une versification exquise assure la durée dans le répertoire de Dufresny et de Gresset ; j’aime mieux les douces langueurs de Néala et les chœurs splendides de ses brahmes ; j’aime mieux la mélancolie voluptueuse des petits morceaux imités du grec, et surtout ces ravissantes pièces les Limbes, A mon Fils, l’Ame du Purgatoire, les Adieux à la Madelène, qui, par la perfection du rhythme comme par la grace des images, peuvent compter entre les plus jolis vers de notre langue. Quant aux Messéniennes, elles furent surtout une noble action ; il fallait admirer cette lave, à présent refroidie, quand elle sillonnait les flancs du Vésuve.

Tout le monde a su gré à M. Sainte-Beuve d’honorer dignement le souvenir de son célèbre prédécesseur ; tout le monde aussi, dans les deux camps (mais y a-t-il encore deux camps ?), lui a su gré de réserver en même temps, à travers l’urbanité et la politesse, ses doctrines personnelles, sa propre tradition littéraire. Il n’est nulle part honorable de mettre son drapeau dans sa poche. Quand M. Sainte-Beuve, dans un très piquant paragraphe, fait un grief à M. Delavigne d’avoir transigé en littérature, et qu’il croit au succès franchement possible d’un poète classique qui, sans faiblir, eût maintenu sa ligne au théâtre, il n’abdique pas le moins du monde, il découvre seulement son opinion sur les infructueuses tentatives du drame moderne, et se donne spirituellement le plaisir de battre l’ancienne école avec des verges qui sont à elle. Quelques lignes après, M. Sainte-Beuve a d’ailleurs trouvé occasion de glisser sa théorie connue des deux styles, du style