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sur le duc de Bourgogne. Ce Télémaque, pour lequel « il ne fallait jamais rien trouver d’impossible, et dont les moindres retardemens irritaient le naturel ardent, » c’est le duc de Bourgogne, « s’emportant, dit Saint-Simon, contre la pluie, quand elle s’opposait à ce qu’il voulait faire. » A la vérité, le moment de colère passé, la raison le saisissait et surnageait à tout ; il sentait ses fautes et il les avouait, « et quelquefois avec tant de dépit qu’il rappelait la fureur. » Ainsi fait Télémaque, lorsqu’au sortir de ses emportemens, « retiré dans sa tente, aux prises avec lui-même, on l’entend rugir comme un lion furieux. » Cet orgueil, cette hauteur inexprimable, que note Saint-Simon dans le duc de Bourgogne, c’est l’orgueil, c’est la hauteur où Pénélope a nourri Télémaque malgré Mentor. Il n’est pas jusqu’aux effets de ses bons soins sur le naturel du duc de Bourgogne, que Fénelon n’ait représentés dans les changemens de Télémaque sous l’habile main de Mentor. J’en vois une vive image dans la comparaison de Télémaque à un coursier fougueux qui ne connaît que la voix et la main d’un seul homme capable de le dompter, et que Mentor arrêtait d’un seul regard dans sa plus grande impétuosité. On disait les mêmes choses de l’influence extraordinaire de Fénelon sur son élève.

Enfin Mentor n’est en mille endroits que Fénelon lui-même. La politique qu’il enseigne à Salente rappelle la politique de la lettre à Louis XIV, et de ces trop fameux mémoires où le chimérique donne de si étranges conseils. La morale de Mentor est copiée des Directions pour la conscience d’un roi, et le trop grand nombre de prescriptions fatigue dans le roman comme dans l’ouvrage de direction. Télémaque en est accablé, et peut-être faut-il voir une image du découragement où tombait le duc de Bourgogne lui-même dans cette peinture du fils d’Ulysse disant naïvement à Mentor : « Si toutes ces choses sont vraies, l’état d’un roi est bien malheureux ; il est l’homme le moins libre et le moins tranquille de son royaume ; c’est un esclave qui sacrifie son repos pour la liberté et la félicité publique. »

Ce mélange du roman et de l’allusion dans le Télémaque est l’une des causes du froid qu’on y sent, quoique le plan en soit heureux, le récit rapide, et que l’ouvrage soit écrit de verve. La vérité manque souvent à ces caractères formés de traits qui appartiennent à des civilisations si différentes. On s’habitue difficilement à ce petit roi grec, tantôt gourmandé et conseillé comme aurait pu l’être Louis XIV par un confesseur pénétré de ses devoirs, tantôt faisant des fautes que ne comportaient ni son temps ni son état, afin de donner matière à des critiques qui s’adressent à un autre temps et à un autre état. Mentor