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la plus simple morale une fille qui devient mère n’est pas moins obligée de nourrir son enfant qu’une femme mariée ; elle peut seulement réclamer le soutien de la charité publique pour l’aider dans cette tâche difficile. Au-dessus de la famille, il existe dans les sociétés modernes une paternité inconnue des anciens, la paternité de l’état. A Dieu ne plaise que nous voulions abolir cette paternité, d’autant plus sublime qu’elle tient moins aux liens du sang ! nous voudrions seulement qu’elle se dissimulât toujours derrière les parens naturels du nouveau-né. La société doit nourrir, en cas d’indigence, l’enfant dans sa mère.

Les partisans du tour applaudissent encore au caractère de cette institution, qui permet à la mère de retrouver son enfant : soit, nous nous réjouissons avec eux de ce résultat, mais nous désirerions quelque chose de mieux ; nous voudrions qu’elle ne le perdît jamais. Oui, nous voudrions que l’enfant ne quittât jamais ce sein destiné à le nourrir, ces bras faits pour le porter, cette maison qui est la sienne par le droit de la naissance. Sans doute, il est bon que l’enfant rentre après deux ou trois ans dans sa famille : nous avons été nous-même témoin de scènes touchantes dans cet instant solennel où la nature reprenait ses droits ; il faut cependant le dire, cette séparation, si courte qu’elle soit, laisse une trace dans le cœur des victimes. Nous nous plaisons à croire que la mère se montrera désormais tendre, attachée à ses devoirs ; elle aimera peut-être plus son enfant que si elle ne l’eût jamais quitté ; elle a des torts si graves à réparer envers lui ! Mais l’enfant oubliera-t-il jamais l’outrage qui a frappé sa naissance ? De quel œil verra-t-il ce sein qui l’a repoussé ? comment prendra-t-il des entrailles filiales pour celle qui l’a une fois renié ? L’expérience nous apprend que ces enfans réclamés ont rarement fait la joie de leur mère.

Le droit d’exposition que le tour sanctionne, du moins par son silence, c’est le droit de vie et de mort morale, car le père ou la mère qui délaisse un nouveau-né dans le tour lui fait perdre son état civil ; c’est le droit de vie et de mort matérielle, car bien peu d’enfans reviennent de cette cruelle expérience. Sans doute, le mouvement de mortalité qui enlevait autrefois les enfans trouvés en masse s’est un peu calmé dans ces derniers temps : il faut pourtant bien le dire, cette mortalité est toujours effroyable. Elle dépasse de deux tiers au moins la perte des nouveau-nés dans les classes les plus pauvres[1]. Il

  1. Laissons parler les chiffres : en réunissant la mortalité de l’hospice à celle de la campagne, on découvre que 66 enfans trouvés sur 100 sont frappés de mort dans la première année de la vie. La mortalité des nouveau-nés conservés par leur mère ne présente, dans le même espace de temps, que 19 décès sur 100 enfans. Un tel résultat ne doit pas nous surprendre : l’enfant que l’hospice envoie en nourrice à la campagne retrouve une famille sans doute, mais c’est une famille artificielle, un lait étranger, des soins mercenaires, une tendresse plutôt acquise que naturelle et spontanée. Encore présentons-nous le beau côté du tableau : plusieurs de ces enfans mis en pension dans des familles agricoles sont traités en esclaves par le maître nourricier ; un calcul sordide règle la quantité de leurs alimens et la nature de leurs travaux. Il existe des inspecteurs, mais bien des abus échappent à leur surveillance. Comment les enfans abandonnés qu’une administration place entre des mains étrangères ne souffriraient-ils point de l’absence des soins maternels, puisque les enfans mis en nourrice par leurs parens courent déjà de grands dangers ? M. Benoiston de Châteauneuf a comparé la mortalité de la campagne avec celle des enfans élevés à Paris, et il a trouvé le résultat suivant : sur 100 enfans nourris par leur mère, il en meurt 18 la première année ; sur le même nombre mis en nourrice, il en périt 29. Cette mortalité augmente pour les enfans du peuple en raison de l’éloignement des nourrices, de leur manque de soins et de leur état de pauvreté. M. Marbeau a dévoilé aussi, dans un récent mémoire à l’Académie des sciences morales, plusieurs fraudes commises par les femmes de la campagne, qui font métier de vendre leur lait et leurs soins à des enfans de la ville.