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il était sorti. Il serait bon cependant de démentir, par un exemple sévère, cet axiome à l’usage de certains bibliophiles : Voler un livre, ce n’est pas voler.

Si les voleurs sont à craindre, s’il est difficile, malgré la surveillance la plus active, de prévenir tous les méfaits, les emprunteurs ne sont pas moins redoutables, et la faculté du prêt, qui nous paraît aux imprimés une mesure excellente, si on la renferme dans certaines limites, nous semble déplorable et ruineuse au dépôt des manuscrits. Sans doute, la générosité, même dans les choses intellectuelles, est une rare vertu, et on doit féliciter les conservateurs de la libéralité avec laquelle ils communiquent aux visiteurs les plus obscurs tous les trésors du dépôt ; on doit les féliciter même d’avoir laissé tomber en désuétude certaine ordonnance qui défendait de prendre des copies, à moins d’une autorisation particulière, contresignée du ministre de l’instruction publique : il y avait là monopole et privilège, comme on disait au moyen-âge. Cependant n’est-ce pas encore un privilège, nous le demandons, que cette faculté, tout exceptionnelle, que l’on accorde à de rares élus, d’emporter des manuscrits dont on peut réclamer chaque jour la communication ? Qu’un livre de la rue Richelieu soit prêté, on le trouvera à l’Arsenal, à la Mazarine, dans la bibliothèque d’un ami ; mais où trouver le manuscrit qu’on cherche, quand il est unique et qu’il est sorti pour six mois ? On sait d’ailleurs la jalousie des savans quand il s’agit de découvertes ou de choses inédites. Tout se pardonne, excepté les rivalités d’amour-propre ; et si par hasard on est prévenu d’une concurrence, si la curiosité s’éveille sur le sujet dont on s’occupe ou dont on a l’intention de s’occuper, vite on emprunte, et le travail, pour le rival qu’on redoute, devient impossible : nous en savons des exemples.

Les manuscrits une fois dehors, Dieu sait quand ils rentrent, malgré les lettres de rappel ; Dieu sait, tandis qu’ils courent le monde, à quelles épreuves ils sont soumis ! Tel troubadour est resté dix ans chez un amateur de sirventes ; tel légiste qui, depuis le XIIIe siècle, cloîtré comme les moines, n’était sorti qu’une seule fois, en 93, pour passer de Saint-Germain à la rue de Richelieu, est parti pour la Picardie ou le Béarn ; tels autographes, et nous pourrions les citer, livrés aux mains noircies des compositeurs, ont servi à l’impression de plusieurs volumes, les éditeurs voulant par là économiser des frais de copie. Presque toujours, dans ces pérégrinations imprudentes, le manuscrit se dégrade ; il peut se perdre, et s’il se perd, quelle que soit d’ailleurs la probité, la solvabilité de l’emprunteur, comment le remplacer, puisqu’il est unique ? Au cabinet des antiques, laisse-t-on sortir les médailles ? Au Musée du Louvre, laisse-t-on sortir les tableaux ?

En ce qui touche les acquisitions nouvelles, elles nous semblent, relativement à l’importance du dépôt, beaucoup trop restreintes. Ce n’est pas que l’emploi des fonds ne soit très sagement réglé, car on n’achète que des manuscrits inédits ou présentant un intérêt véritable soit par leur âge, soit par leurs variantes, ce qui est une mesure excellente, et les prix sont vivement débattus avec les vendeurs ; mais ces sortes de raretés ont presque toujours