Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/1071

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

membres des sociétés savantes et de quelques professeurs de l’endroit. Il nous semble qu’au moment où la moralisation des classes laborieuses occupe à bon droit tous les esprits sérieux, au moment où les villes s’imposent pour l’instruction élémentaire de si lourds sacrifices, il y aurait, au point de vue du progrès, un profit véritable à attirer dans les dépôts publics, par l’attrait de lectures utiles, cette partie de la population, dont les enfans, après avoir fréquenté quelques années les écoles primaires, passent le reste de leur vie à oublier le peu qu’ils ont appris. Quelques villes, et le nombre en est malheureusement trop restreint, après avoir établi des écoles d’adultes, ont complété l’instruction donnée dans ces écoles en ouvrant le dimanche et le soir des séances publiques dans les bibliothèques communales. Nous avons constaté nous-même les résultats les plus satisfaisans au point de vue de l’instruction pratique et au point de vue moral. Le peuple est avide de lecture, mais il lit au hasard, au rabais, des rapsodies qui l’abêtissent ou le dépravent. Le parti qu’on peut tirer de cette curiosité instinctive, sous le rapport de la direction morale et même de la direction politique, n’a point frappé seulement les administrations municipales de certaines villes ; il a éveillé, dans ces derniers temps, l’attention du clergé, et à Paris comme dans la province il existe un grand nombre de bibliothèques paroissiales qui louent ou prêtent, en encourageant au besoin les abonnés par des indulgences, des livres dont le catalogue formerait parfois un étrange appendice à la Bibliothèque bleue.

Le succès qu’ont obtenu ces diverses tentatives montre assez quels résultats on pourrait attendre d’un meilleur régime appliqué à nos bibliothèques publiques. Jamais d’ailleurs une telle réforme n’a été plus nécessaire. Le plus important de ces dépôts, où s’augmente chaque jour la population des oisifs et des simples curieux, ne livre aujourd’hui qu’au prix de lenteurs fâcheuses ses trésors épars aux travailleurs sérieux. Rétablir l’ordre dans celles de nos bibliothèques où il est compromis, ce sera les rendre à leur véritable destination, qui est de faciliter les recherches du savant, les travaux utiles, et non d’alimenter une curiosité maladive ou frivole. Il y a long-temps déjà que l’inventaire, le classement et pour ainsi dire la synthèse des livres préoccupent les hommes qui s’inquiètent du perfectionnement social. Au XVIe siècle, Bacon s’effrayait de l’incessante production de l’imprimerie ; en présence des in-folio compacts prodigués par ses contemporains à l’avide empressement des lecteurs, il s’effrayait de chercher quelques idées au milieu de tant de mots, quelques vérités au milieu de tant de mensonges, et il demandait qu’on dressât l’inventaire des connaissances et des idées humaines. Cet inventaire est là sous notre main, c’est le catalogue méthodique de nos bibliothèques. Qu’on l’exécute, et, à côté d’une œuvre administrative excellente, on aura réalisé la pensée philosophique d’un grand homme.


CHARLES LOUANDRE.