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ordonnance de 1826 qui sert encore de règle et que l’administration prend tous les ans pour base de ses calculs. Combien de fois, et dans quelle mesure, les valeurs des choses n’ont-elles pas changé depuis cette époque, quelques-unes en plus, la plupart en moins ! Il est bien vrai, d’ailleurs, que, pour un grand nombre de marchandises, l’estimation officielle n’a été juste en aucun temps.

Prenons pour exemple l’un des plus importans de nos produits agricoles, les vins. Dans les états de la douane, ceux de nos vins qui sont expédiés par la frontière du sud-est, pour la Sardaigne ou pour la Suisse, sont portés en compte à raison de 20 et 21 centimes le litre. Qui croira jamais, que la masse des vins exportés de France pour ces deux pays ait pu, depuis 1826, ressortir à un tel prix ? On en trouve à ce taux dans les campagnes du midi de la France et même à un taux plus bas ; mais ils sont en général consommés sur place et ne s’exportent guère, même pour un pays voisin. Quant aux vins expédiés en Belgique et en Angleterre, ils sont estimés en masse, pour le premier de ces pays, à W centimes le litre, et pour le second à 1 franc 68 centimes, estimations qui, bien que fort supérieures à la précédente, paraîtront encore au-dessous des prix réels, si l’on considère que la Belgique, où le vin est en général une boisson de luxe, n’en consomme guère de médiocre, et que l’Angleterre, où ce produit est en outre frappé de droits exorbitans, s’attache exclusivement à nos meilleurs crûs.

Une autre cause d’erreur, plus grave peut-être que les précédentes, quoiqu’elle passé généralement inaperçue, c’est que les marchandises d’exportation sont estimées au départ et les marchandises d’importation à l’arrivée, c’est-à-dire, les premières à peu près au prix de fabrique, et les autres avec la surcharge de tous les frais du voyage qu’elles ont dû faire et du bénéfice de l’expéditeur. Quand la théorie de la balance du commerce, cette vieille chimère à laquelle un certain nombre d’esprits rétifs s’attachent encore, serait aussi vraie qu’elle est fausse, cette seule considération infirmerait tous les calculs sur lesquels on prétend l’asseoir. Il résulte, en effet, de là que, dans toute expédition faite au dehors, et particulièrement par mer, la valeur estimative des retours excède nécessairement celle des envois, que par conséquent la somme officielle des importations faites par un pays est et doit toujours être fort supérieure à celle de ses exportations : d’où il suit qu’au regard des théoriciens de la balance tous les peuples du monde qui font le commerce avec l’étranger se ruinent[1]. Heureusement

  1. Supposez un navire qui parte du Havre pour la Martinique avec une cargaison de marchandises françaises estimées valoir 150,000 francs. Le fret pour l’aller et le retour est de 20,000 fr. ; nous supposons pour le bénéfice de l’expéditeur, commission comprise, 20,000 fr. ; cette cargaison sera donc vendue à la Martinique au prix de 190,000 fr. Du montant intégral de cette somme, on achète dans la colonie des sucres pour le retour. Le bénéfice de ce retour sera, par hypothèse, de 10,000 fr., c’est-à-dire que les sucres vaudront à l’arrivée en France 200,000 fr. Si les évaluations de la douane sont exactes, au départ aussi bien qu’à l’arrivée, elle a dû porter d’une part, à la colonne des exportations, 150,000 fr. ; de l’autre, à la colonne des importations, 200,000 fr. Au dire des partisans de la balance, la France est, dans ce cas, en perte de 50,000 fr., et un tel commerce la ruine. Le fait est cependant qu’elle n’a effectué qu’un simple échange de marchandises, sans verser au dehors une seule obole en numéraire.