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et douloureux. De temps en temps, la pauvre enfant baissait la tête sur son travail et essuyait furtivement ses yeux obscurcis de larmes ; puis elle reprenait plus activement sa tâche et s’efforçait de chasser l’image qu’elle avait emportée au fond de son cœur, et qui y restait malgré ses résolutions, ses scrupules, ses remords.

À l’heure du goûter, une sœur converse passa avec une corbeille et offrit à chaque religieuse un beau morceau de pain sec. Anastasie prit le sien, le posa dans le coin de son métier, et continua à travailler à sa broderie.

— Mangez donc, ma chère sœur, lui dit à voix basse la religieuse assise à son côté, cela vous fera du bien. Le premier jour que je passai dans cette maison, j’avais comme vous le cœur serré ; quand on distribua le goûter, je me dis que c’était le pain de la pénitence, un pain amer que je devais mouiller de mes larmes, et je ne pus en prendre une seule bouchée ; le lendemain, j’avais plus d’appétit ; je le mangeai, et je vous assure que je le trouvai bien bon et bien tendre. — Du reste, la règle ne défend pas de se ragoûter par quelques petites douceurs, et s’il vous plaisait d’accepter mes pastilles au chocolat…

À ces mots, elle tira de sa large poche une espèce de drageoir, et le présenta ouvert à Anastasie.

— Merci, ma chère sœur, merci, répondit Mlle de Colobrières touchée de cette attention ; je ne suis pas accoutumée à ces petites délicatesses, et je me contente fort bien de ce bon pain blanc.

Elle rompit son pain et essaya de manger un peu ; mais ses larmes coulaient : elle se rappelait avec regret les maigres dîners qu’on servait sur la table paternelle, et le pain de seigle que pétrissait la Rousse.

— Ce n’est rien, mon enfant ; ne vous étonnez pas, reprit la religieuse, qui l’observait. Le premier repas qu’on fait dans le couvent, c’est toujours ainsi : on pleure, mais cela n’empêche pas la vocation.

Il faisait presque nuit lorsque la cloche appela les religieuses au chœur. Mlle de Colobrières les y suivit, et, sur un signe de la supérieure, elle prit place auprès de la grille, du côté des novices. C’était le premier acte de sa vie religieuse, et elle se sentit pénétrée d’une impression étrange de tristesse et de crainte en s’agenouillant pour la première fois dans le sanctuaire, au pied de cet autel où elle devait prononça ses vœux. Jamais la pensée de cet engagement redoutable ne l’avait frappée comme en ce moment ; jamais elle n’avait envisagé ainsi toute l’étendue de son sacrifiée. En vain elle essayait de s’unir aux prières des religieuses ; ses lèvres seules balbutiaient les psaumes de l’office de la Vierge ; elle ne pouvait arriver au