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le gouvernement anglais, par un de ces actes de mauvaise foi qui justifièrent les reproches qu’on lui a souvent adressés à cet égard, donnait en même temps à M. Harris des instructions secrètes contraires à ses assurances publiques. « Je fus, dit-il lui-même en parlant des articles de la déclaration des neutres, je fus chargé de m’y opposer secrètement, et d’y acquiescer publiquement. »

L’impératrice continua donc à développer le grand projet auquel elle voulait attacher son nom. Elle ne voulait pas s’engager dans une guerre pour le bon plaisir de l’Angleterre. « Si j’étais plus jeune, disait-elle, je serais peut-être moins sage. » Elle refusa positivement les offres d’alliance de l’Angleterre, et, en même temps, elle fit proposer à toutes les cours étrangères son plan d’une ligue générale pour la protection du commerce des neutres. Le principe de cette ligne était que les vaisseaux neutres pourraient naviguer librement de port en port et sur les côtes des nations en guerre, et que les effets appartenant aux sujets desdites puissances en guerre seraient libres sur les vaisseaux neutres, à l’exception des marchandises de contrebande. Mais ce qui faisait la force de la convention, c’est que, si l’une des puissances neutres était attaquée dans son commerce, toutes les autres étaient tenues de s’unir à elle pour revendiquer le droit commun.. Cette convention fut conclue et signée malgré tous les efforts de l’Angleterre. Potemkin s’y opposa vainement. « L’impératrice, dit M. Harris, perdit patience, et s’écria qu’elle seule savait ce qu’elle se proposait, et que là-dessus elle ne souffrirait aucune observation. »

Quand la convention eut été signée, M. Harris demanda son rappel ; le gouvernement anglais refusa, et lui enjoignit de rester à son poste. Il continua donc ses efforts, mais désormais sans aucun espoir de succès. Potemkin lui-même ne cherchait plus à lui faire illusion. « Il n’est au pouvoir de personne au monde, lui disait-il, de lui faire abandonner son plan de neutralité armée. Contentez-vous d’en détruire les effets ; mais sa résolution en elle-même est inébranlable. » Ce fut à cette époque, au mois de novembre 1780, que M. Harris eut avec l’impératrice une conversation des plus curieuses et des plus caractéristiques. Rentré chez lui, il l’écrivit immédiatement sous forme de demandes et de réponses. Nous en reproduirons les passages les plus saillans. Cette conférence, qui se faisait en français, a tout l’intérêt comme toute la tournure d’un dialogue de comédie.

HARRIS. — Je viens pour représenter à votre majesté impériale la situation critique dans laquelle nos affaires se trouvent. Elle connaît notre confiance en elle ; nous osons nous flatter qu’elle détournera l’orage…