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— Par le temps où nous vivons, tout est possible, répliqua froidement le vieux gentilhomme ; les Colobrières ne sont plus nobles ; je ne suis plus baron, et notre chardon de sinople n’est plus propre à rien qu’à être mangé par les ânes ! C’est bien là ce que cette assemblée a décidé, n’est-ce pas ? dès-lors je ne vois point d’obstacle à ce que ma fille épouse votre fils ; c’est bien le moins, morbleu ! que la révolution nous procure cet avantage !

En effet, quelques jours plus tard, Dominique Maragnon demanda et obtint la main de Mlle de Colobrières. La baronne en éprouva une si grande satisfaction, qu’elle avoua confidentiellement à sa belle-sœur qu’elle était intérieurement réconciliée avec le gouvernement dont l’influence produisait de tels miracles. Éléonore eut aussi une grande joie de ce mariage ; c’était pour elle comme une espérance à moitié réalisée ; l’on n’avait pourtant aucune nouvelle du cadet de Colobrières, et l’on ne pouvait former aucune conjecture probable sur l’époque de son retour.

La révolution marchait cependant, les évènemens s’accomplissaient rapidement, et enfin le baron lut une gazette datée du premier jour de l’an Ier de la république française. Dès cet instant, il déclara qu’il renonçait à s’occuper des affaires publiques, et qu’il protestait d’avance contre tous les actes du nouveau gouvernement. Le règne de la terreur arriva ; les proscriptions atteignirent même les hommes qui, comme Jacques Maragnon, étaient dévoués à la révolution. Pourtant la tranquillité des habitans de Belveser ne fut pas un seul moment troublée ; à cette époque où la fortune, le rang, la foi religieuse, conduisaient également à l’échafaud, le négociant millionnaire, le vieux gentilhomme et les pauvres sœurs de la Miséricorde vécurent en sûreté dans ce coin oublié du monde.

La guerre empêchait les communications à l’étranger, et, malgré les plus actives démarches, on ne recevait aucune nouvelle du cadet de Colobrières. Pendant plusieurs années, l’oncle Maragnon ne cessa d’écrire dans tous les comptoirs de l’Inde, mais la plupart de ses lettres ne parvinrent pas à leur destination, et les autres n’obtinrent que des renseignemens négatifs ; il paraissait certain cependant que depuis long-temps Gaston avait quitté Chandernagor. Plusieurs années s’étaient écoulées depuis son départ, et l’on ne doutait plus qu’il n’eût succombé. Seule, la baronne conservait quelque espoir de le revoir. Éléonore l’avait long-temps attendu, mais enfin elle demeura persuadée de son malheur. Lorsqu’elle n’éprouva plus ces mouvemens