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mais c’est surtout dans le monde qu’elle se forma. Cette décadence de Louis XIV, où la corruption pour éclater n’attendait que l’heure, faisait encore une société bien spirituelle, bien riche d’agrémens ; cela était surtout vrai des femmes et du ton ; le goût valait mieux que les mœurs ; on sortait de Saint-Cyr, après tout, on venait de lire La Bruyère. On retrouverait jusque dans Mme de Tencin la langue de Mme de Maintenon. L’esprit d’Aïssé ne fut pas lent à s’orner de tout ce qui pouvait relever ses graces naturelles sans leur ôter rien de leur légèreté, et la jeune Circassienne, comme chacun l’appelait autour d’elle, continua d’être une créature ravissante, en même temps qu’elle devint une personne accomplie.

Une grave, une fâcheuse et tout-à-fait déplaisante question se présente : quel fut le procédé de M. de Ferriol l’ambassadeur à l’égard de celle qu’il considérait comme son bien, lorsqu’il la vit ainsi ou qu’il la retrouva grandissante et mûrissante, tempestiva viro, comme dit Horace ? Cette question semblait n’en être plus une depuis long-temps ; on a cité un passage tiré d’une lettre de M. de Ferriol à Mlle Aïssé, trouvée dans les papiers de M. d’Argental, duquel il ressortait trop nettement, ce semble, qu’elle aurait été sa maîtresse ; mais ce passage isolé en dit plus peut-être qu’il ne convient d’y entendre, à le lire en son lieu et en son vrai sens. Nous donnerons donc ici la lettre entière, qui n’a été publiée qu’assez récemment[1] ; elle ne porte avec elle aucune indication de date ni d’endroit.


Lettre de M. de Ferriol, ambassadeur à Constantinople, à mademoiselle Aïssé.

« Lorsque je vous retiray des mains des infidelles, et que je vous acheptay, mon intention n’estoit pas de me préparer des chagrins, et de me rendre malheureux ; au contraire, je prétendis profiter de la décision du destin sur le sort des hommes pour disposer de vous à ma volonté, et pour en faire un jour ma fille ou ma maistresse. Le mesme destin veut que vous soiés l’une et l’autre, ne m’estant pas possible de séparer l’amour de l’amitié, et des désirs ardens d’une tendresse de père ; et tranquile, conformés vous au destin, et ne séparés pas ce qu’il semble que le Ciel ayt pris plaisir de joindre.

« Vous auries esté la maistresse d’un Turc qui auroit peut estre partagé sa tendresse avec vingt autres, et je vous aime uniquement, au point que je veux que tout soit commun entre nous, et que vous disposiés de ce que j’ay, comme moy mesure.

« Sur touttes choses plus de brouilleries, observés vous et ne donnés aux

  1. Par la Société des Bibliophiles français, année 1828.