Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/319

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quand on la lit. Toute cette justesse, cet à-propos de raison, cette netteté d’imagination qu’elle n’avait pas su garder dans sa conduite, elle l’eut dans sa parole ; et, du moment qu’elle ne quitta guère son fauteuil, tout fut bien[1].

Mais ce qui intéresse avant tout dans ce petit volume, c’est Aïssé elle-même et son tendre chevalier ; la noble et discrète personne suit tout d’abord, en parlant d’elle et de ses sentimens, la règle qu’elle a posée en parlant du jeu de certaine prima donna : « Il me semble que, dans le rôle d’amoureuse, quelque violente que soit la situation, la modestie et la retenue sont choses nécessaires ; toute passion doit être dans les inflexions de la voix et dans les accens. Il faut laisser aux hommes et aux magiciens les gestes violens et hors de mesure ; une jeune princesse doit être plus modeste. Voilà mes réflexions. » L’aimable princesse circassienne fait de la sorte en ce qui la touche, sans trop s’en douter ; elle se contient, elle se diminue plutôt. A la manière dont elle parle d’elle et de sa personne, on serait par momens tenté de lui croire des charmes médiocres et de chétifs agrémens. Écoutez-la, elle prend de la limaille, elle est maigre ; à force d’aller à la chasse aux petits oiseaux dans ses voyages d’Ablon, elle est hâlée et noire comme un corbeau. Peu s’en faut qu’elle ne dise d’elle comme la spirituelle Mlle De Launay en commençant son portrait « De Launay est maigre, sèche et désagréable… » Oh ! non pas ! et n’allez pas vous fier à ces façons de dire, encore moins pour l’aimable Aïssé ; elle était quelque chose de léger, de ravissant, de tout fait pour prendre les cœurs ; ses portraits le disent, la voix des contemporains l’atteste, et le sans-façon même dont elle accommode ses diminutions de santé ressemble à une grace[2].

  1. Le genre de précision dans le bien-dire, que je trouve chez Mme du Deffand et chez les femmes d’esprit de la première moitié du XVIIIe siècle, me semble ne pouvoir être mieux défini, en général que par ce que Mlle De Launay dit de la duchesse du Maine : « Personne, dit-elle, n’a jamais parlé avec plus de justesse, de netteté et de rapidité, ni d’une manière plus noble et plus naturelle. Son esprit n’emploie ni tours ni figures, ni rien de tout ce qui s’appelle invention. Frappé vivement des objets, il les rend comme la glace d’un miroir les réfléchit, sans ajouter, sans omettre, sans rien changer. » Voilà l’idéal primitif du bien-dire parmi les femmes du XVIIIe siècle, au moment où elles se détachent du pur genre de Louis XIV. Il y a eu des variations sans doute, des degrés et des nuances, mais on a le type et le fond. Mme du Deffand portait plus de feu, plus d’imagination dans le propos ; pourtant chez elle, comme chez Mlle De Launay, comme chez d’autres encore, ce qui frappe avant tout, c’est le tour précis, l’observation rigoureuse, la perfection juste, ni plus ni moins. L’écueil est un peu de sécheresse.
  2. Ce négligé qui se retrouve dans son langage et sous sa plume la distingue encore des autres femmes d’esprit du moment, dont le style, avec tant de qualités parfaites de netteté et de précision, ne se sauvait pas de quelque sécheresse. Le tour d’Aïssé a gardé davantage du XVIIe siècle ; elle court, elle voltige, elle n’appuie pas.