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Au moral on la connaît déjà ; de ce qu’elle a des scrupules, de ce que des considérations de vertu et de devoir la tourmentent, ne pensez pas qu’elle soit difficile à vivre pour ceux qui l’aiment ; on sent, à des traits légèrement touchés, de quel enchantement devait être ce commerce habituel pour le mortel unique qu’elle s’était choisi ; ainsi dans cette lettre XVIe (celle même où il était question de Mme du Deffand) : « J’ai lieu d’être très contente du chevalier ; il a la même tendresse et les mêmes craintes de me perdre. Je ne mésuse point de son attachement. C’est un mouvement naturel chez les hommes de se prévaloir de la faiblesse des autres : je ne saurais me servir de cette sorte d’art ; je ne connais que celui de rendre la vie si douce à ce que j’aime, qu’il ne trouve rien de préférable ; je veux le retenir à moi par la seule douceur de vivre avec moi. Ce projet le rend aimable ; je le vois si content, que toute son ambition est de passer sa vie de même[1]. » Elle ne le voyait pas toujours aussi souvent qu’ils auraient voulu. Sa santé, à lui aussi, devenait parfois une inquiétude, et sa poitrine délicate alarmait. Ses affaires le forçaient à des voyages en Périgord ; son service, comme officier des gardes, le retenait à Versailles près du roi ; il accourait dès qu’il avait une heure, et surprenait bien agréablement, jouissant du bonheur visible qu’il causait. Le joli chien Patie, comme s’il comprenait la pensée de sa maîtresse, se tenait toujours en sentinelle à la porte pour attendre les gens du chevalier. — Cependant Aïssé était une de ces natures qui n’ont besoin que d’être laissées à elles-mêmes pour se purifier : elle allait toute seule dans le sens des conseils de Mme de Calandrini. Le chevalier, dans son dévouement, n’y résistait pas. Sans partager les vues religieuses de son amie, et pensant au fond comme son siècle, il consentait à tout, il se résignait d’avance à tous les termes où l’on jugerait bon de le réduire, pourvu qu’il gardât sa place dans le cœur de sa chère Silvie, c’est ainsi qu’il la nommait. La pauvre petite, placée au couvent de Sens, faisait désormais leur nœud innocent, leur principal devoir à tous deux ; ils se consacraient à lui ménager un avenir. Tout ce qu’on racontait de cet enfant était merveille, tellement qu’il n’y avait pas moyen de se repentir

  1. C’est le même sentiment, le même vœu enchanteur, à jamais consacré par Virgile :
    … Hic ipso tecum consumerer aevo !