Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/353

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il n’y a qu’une terreur à ajouter à celle-ci, c’est l’apparition de doña Léonor à cette heure suprême ; le combat a eu lieu, en effet, près de la solitude où elle s’est ensevelie depuis long-temps. Son frère mourant peut encore rassembler ses forces pour la frapper d’un coup de poignard. Don Alvaro se précipite du haut d’un rocher en jetant au ciel un dernier blasphème, et les moines, les gardiens du couvent, accourus, s’écrient, pleins d’épouvante : « Miséricorde ! Seigneur, miséricorde ! »

C’est là une œuvre incontestablement tragique. Il y a dans don Carlos et don Alonso un âpre et malheureux désir de vengeance ; dans don Alvaro, un effroi de tout ce qui l’entoure, de ce sang toujours prêt à lui rejaillir à la face, qui laissent une longue et sinistre impression. Une poésie forte et colorée relève et ennoblit ce qui pourrait parfois paraître simplement mélodramatique. Toutefois en considérant au fond le sujet lui-même, ne doit-on pas aussi faire remarquer ce qu’il y a d’un peu étrange à montrer la fatalité comme la souveraine et l’exclusive maîtresse d’une vie entière ? Certes, nous comprenons ce que ce dogme mystérieux a de saisissant pour l’imagination, et particulièrement pour une imagination espagnole ; nous savons quels effets on en peut tirer encore. Il faut bien que cette idée de la fatalité soit naturelle, pour qu’elle se retrouve, sous des noms différens, dans toutes les religions, pour qu’elle ait été reproduite à divers égards par les littératures les plus éminentes ; mais la raison humaine, en grandissant, n’a-t-elle pas diminué le prestige de cette puissance invisible ? Ce n’est plus une croyance pour nous, et, puisqu’avec le temps ; le sentiment de la liberté morale s’est de plus en plus développé ne serait-ce pas un spectacle également grand et plus vrai aujourd’hui que celui de l’homme, non plus aveuglément soumis à une force supérieure, aveugle elle-même, mais luttant contre elle, arrivant parfois à déjouer ses coups, lui disputant son intelligence et son ame, et se montrant vainqueur aussi souvent que vaincu dans ce combat héroïque ? Si le drame antique, dont la fatalité est le ressort, nous rend les témoins de la défaite continuelle et assurée de l’homme, ces alternatives, cette perspective d’une lutte incertaine qui tient toujours nos forces en éveil, ne sont-elles pas la source d’un autre ordre de sentimens plus élevés et particuliers à la civilisation chrétienne, dont le bienfait nous rouvre les sphères supérieures, nous donne l’espérance dans les plus grands abandons ? Pense-t-on qu’il y ait moins d’élémens dramatiques dans cette idée, que les douleurs soient moins touchantes parce qu’elles ne sont pas irrémédiables, que l’émotion se doive refroidir parce que