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les efforts d’un pays où le crédit public n’était pas fondé encore ; mais il ne faut point cependant égarer l’opinion, il ne faut pas dire à la France que la marine n’est qu’une question d’argent. Il ne faut pas lui laisser croire qu’il y ait quelque chose qui puisse tenir lieu d’une bonne discipline et d’une organisation vigoureuse, ou qu’il y ait rien de plus pressant que d’habituer nos équipages à la mer et de leur rendre toute manœuvre et toute croisière faciles. Des finances prospères autorisent, il est vrai, de plus vastes efforts, de plus faciles espérances, et, si la France veut accepter des sacrifices proportionnés à l’étendue de l’entreprise, elle pourra, nous n’en doutons pas, voir en quelques années un matériel considérable remplir ses arsenaux. Ce ne sera point un plus grand miracle que celui qui fit surgir les fortifications de Paris, et la même baguette magique est encore là pour l’opérer. Mais, quand on aura fait cela, on aura peu fait encore. Il restera à créer une ame à ces corps inertes ; à ces vaisseaux il faudra des commandans habiles, des officiers dévoués, des équipages exercés et valides ; au matériel accru il faudra un nouveau personnel, et ce personnel, chacun s’empresse de le proclamer, on ne peut le demander qu’à l’inscription maritime. Aussi le développement de cette inscription tient-il le premier rang parmi les préoccupations de tous ceux qui hâtent de leurs vœux l’établissement d’une grande marine nationale. Il leur semble qu’après avoir construit des vaisseaux et même avant d’en construire, il est urgent de créer les hommes destinés à les manœuvrer, et, pour avoir des marins à tout prix, ils pressent le gouvernement d’assurer de nouveaux débouchés à notre navigation marchande, de trouver de l’emploi pour de nouveaux navires, de l’occupation pour de nouveaux matelots.

C’est là assurément une louable sollicitude. S’appliquer à agrandir la sphère d’activité de notre commerce extérieur, s’attacher à rechercher par quels droits protecteurs, par quelles combinaisons politiques, par quelles entreprises coloniales on pourrait augmenter cette race précieuse des gens de mer dont l’insuffisance se fait si durement sentir parmi nous, c’est s’occuper de développer dans leur élément le plus vital les forces maritimes de la France. Et cependant, à côté de cette préoccupation, toute grave qu’elle puisse être, il nous semble qu’il y a place pour une préoccupation plus essentielle encore ; il nous semble que s’il est bon de construire des vaisseaux, meilleur peut-être de former des marins, ce n’est toutefois ni dans cet agrandissement du matériel, ni dans cet accroissement de la population destinée à l’utiliser qu’il faut placer le nœud de la question. Il n’est point, selon nous, dans le nombre des navires, il n’est pas même dans celui des marins ; il est plutôt dans la bonne organisation de la flotte et dans l’esprit dont on sait l’animer. Que nous importeraient un matériel moins considérable, une population maritime moins nombreuse encore, si, malgré cette pénurie, nous pouvions nous féliciter d’avoir seuls conservé les traditions d’un bon service militaire et l’habitude des navigations difficiles, si, plus riches dans notre pauvreté que les marines les plus exubérantes, nous ne possédions que des navires d’une essence supérieure et qui ne pussent rencontrer leurs égaux sur les mers[1] ! On improvise des vaisseaux ; il ne faut que des crédits

  1. « Dans la guerre de mer encore plus que dans la guerre de terre, la qualité des forces vaut toujours mieux que la quantité. Nelson, avec onze vaisseaux, était en confiance sur cette mer où Villeneuve tremblait avec vingt vaisseaux, montés cependant par des matelots héroïques. » (Histoire du Consulat et de l’Empire, Ve volume.) Cette confiance que les Anglais puisaient dans la qualité de leurs armemens, pourquoi ne la trouverions-nous pas un jour dans l’amélioration des nôtres ?