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prétendre à la renommée d’un talent original, adopta de préférence le rôle de critique, et, tandis que ses amis ouvraient à la poésie des horizons inconnus, ne crut pas obéir à une vocation moins élevée en prenant plus spécialement en main la direction des esprits.

Si l’on songe aux droits, en apparence excessifs, qu’a revendiqués la critique, si l’on est désireux de voir ses prétentions hautement justifiées, on doit s’applaudir de trouver de temps à autre réunis l’esprit d’analyse et le don de création, de voir ce contrôle souverain exercé par des hommes auxquels on n’ait pas le droit de répondre dédaigneusement que la censure est aisée et l’art difficile. Il existe sans doute un goût et un jugement indépendans de l’imagination, mais il n’est pas moins vrai de dire qu’il y a dans le rôle de la critique quelque chose d’embarrassant, qu’elle a besoin d’être relevée parfois aux yeux du public et aux siens. Il ne suffit pas que ceux qui font profession de juger les ouvrages de l’esprit sachent se préserver de toute méprise, qu’ils appliquent fidèlement les principes du goût, toujours un peu capricieux : la critique renonce ainsi à une part de ses attributions ; elle suit l’opinion au lieu de la devancer, elle vit au jour le jour et ne peut exercer une influence durable. Qu’il se présente, au contraire, un homme offrant l’assemblage de ces facultés qu’on croit inconciliables parce qu’on les voit rarement unies, soit que, les cultivant toutes à la fois, il appuie ses conseils de l’autorité de ses exemples, soit que l’imagination serve seulement chez lui à féconder la raison, il fera de la critique une science et un art, il se guidera d’après des principes certains, et en même temps il parlera de l’éloquence en orateur, de la poésie en poète. Qu’on ne lui reproche pas de déroger en se faisant l’interprète de ceux dont il pourrait être le rival ; même dans ce rôle réputé secondaire, aucune des facultés de son esprit ne demeure stérile : ainsi que l’a dit un écrivain, le critique s’inspire du tableau comme le peintre s’est inspiré de la nature. Voltaire, après avoir médit de la critique un peu plus qu’il ne lui convenait, indique ainsi les qualités qu’elle exige pour être à la hauteur de sa mission : « Un excellent critique serait un artiste, qui aurait beaucoup de science et de goût, sans préjugés et sans envie. » C’est aussi de cette façon que M. Guillaume Schlegel comprenait la critique, et la première partie de cette définition ne s’applique à personne mieux qu’à lui, Malheureusement il faut avec de la science et du goût être exempt de préjugés. Sous ce rapport, on sait qu’il fut loin d’être irréprochable ; mais, à part cette faiblesse, il dépassa plutôt les exigences de Voltaire qu’il ne resta en-deçà. Personne en France au XVIIIe siècle ne pouvait