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L’histoire du passé ne fournit pas toujours de ces faits héroïques dont le souvenir est assez vivant pour devenir le sujet d’une œuvre nationale et populaire ; il faut quelquefois, pour ne pas risquer de dépayser les esprits, se rapprocher du temps présent, et, si l’on songe combien offrent peu de ressources au poète les calculs de la politique ou l’action inintelligente des masses, il semble que l’épopée, de nos jours, doive s’attacher plutôt à la vie privée qu’à la vie publique, ressembler plus à l’Odyssée qu’à l’Iliade. Cependant, aux deux extrémités de la société, la nature est étouffée par des habitudes factices, ou déparée par des mœurs grossières : il reste donc à peindre cette médiocrité au sein de laquelle on peut supposer le bonheur sans trop d’invraisemblance, et qui laisse place encore à l’activité humaine. Ainsi, M. Schlegel amenait ses lecteurs au poème d’Hermann et Dorothée. Il ne prétendait pas sans doute borner l’épopée moderne à l’idylle, il voulait seulement justifier la forme que Goethe avait adoptée, et montrer à quelles transformations se prête la poésie épique, en dépit de divisions artificielles. Une fois entré dans son sujet, il fit ressortir les ressources que Goethe avait trouvées en lui-même pour élargir un cadre trop étroit, l’art avec lequel il avait prévenu la monotonie par la variété, par le contraste même des tableaux, surtout l’impression raisonnable et salutaire qui naît de l’ensemble de son poème. Sous ce rapport, Hermann et Dorothée ne ressemble guère à la Mort d’Abel. En consacrant aussi quelques pages à Gessner, M. Schlegel lui adressa précisément les critiques opposées aux éloges qu’il avait donnés à Goethe. La poésie bucolique est d’une imitation périlleuse, et Gessner l’avait mise à la mode avec tous ses inconvéniens et ses dangers. Il s’était donné cependant pour un élève de Théocrite, et Diderot l’appelait un Grec ; M. Schlegel l’accusa de n’être ni Grec, ni Allemand, ni prosateur, ni poète.

Le critique en M. Schlegel ne doit pas nous faire oublier des facultés plus brillantes : il resta toujours fidèle à sa double vocation, et consacra les instans que lui laissaient libres les soins de la polémique et les devoirs du professorat à des traductions poétiques ou à des poésies originales. Dès l’année même de son arrivée à Iéna, il publiait plusieurs fragmens de la Divine Comédie. Deux ans après, en 1797, parurent les deux premiers volumes de sa traduction de Shakspeare. Les sympathies les plus vives de M. Schlegel étaient acquises à Shakspeare, comme au poète qui a réalisé les plus grands effets dramatiques. Il voulut le proposer à sa nation, moins cependant à titre de modèle que comme une source d’inspiration ; il n’admettait pas que rien pût entraver