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compter les haltes ; déjà ils avaient dépassé Boulâc, dont la similitude de nom avec le port du Kaire arracha des larmes au jeune Tunisien, laissé derrière eux le triste pays de Macs, la source d’El-Chebb située dans les montagnes, le puits de Sélymeh entouré de ruines, et les citernes de Leguya, quand un dromadaire les croisa sur la route. C’était un courrier qui allait au Kaire chercher un sceau pour le nouveau souverain du Dârfour ; Abd-el-Rahmân venait de mourir. À cette nouvelle, l’inquiétude se répandit dans la caravane ; tous craignaient qu’il ne survînt quelque trouble dans le pays, et regrettaient ce prince équitable, généreux, digne enfin du surnom de El-Rachid, le juste, qu’il avait porté. Le courrier continua sa marche précipitée après avoir laissé les voyageurs en proie à de tristes pressentimens, et ceux-ci, ayant marché quinze jours encore, s’arrêtèrent sur les frontières du Dârfour. La dernière traite avait été de dix journées entières, depuis la citerne de Zaghâouy ou puits du Natron jusqu’à celle de Mazrouh. Là chacun se sépara pour se diriger du côté de son pays ; Mohammed poussa vers Sarf-al-Dadjadj, résidence de son protecteur Ahmed-Badaouy, qui l’avait comblé d’attentions pendant toute la route. Cet Ahmed voyageait en véritable seigneur ; son cortége se composait de huit esclaves, de huit domestiques, et de soixante-huit chameaux dont quelques-uns chargés d’outres pleines d’eau, et deux autres harnachés de manière à porter les provisions. En outre, il menait avec lui cinq femmes de son harem et sa cousine Sitti-Djamâl, qui parut plaire au jeune cheikh par sa beauté ravissante. Enfin il se faisait suivre d’un magnifique cheval noir de race dongolah, couvert d’une selle en velours vert.

Tel était l’ami du voyageur tunisien, celui chez lequel Mohammed reçut l’hospitalité à Sarf-al-Dadjadj. Ceux qui avaient fait partie de la caravane se festoyèrent les uns les autres : ce fut une semaine de plaisirs. Un soir, comme il revenait d’un de ces festins, Mohammed vit arriver chez lui deux hommes dont l’un était bronzé, d’un extérieur assez prévenant, habillé avec une certaine élégance ; l’autre, d’une couleur plus foncée, portait de pauvres vêtemens. Assez surpris de la venue des deux étrangers, le jeune homme s’assied et les regarde ; ceux-ci se font des signes en examinant le Tunisien, et l’un d’eux s’écrie -Est-ce bien lui ? — Certainement, c’est lui ! — Puis l’homme bronzé dit : — Es-tu d’ici ? — Non ; je viens du Kaire, et je vais rejoindre mon père. — Qui est ton père ? — Omar, de Tunis. — Alors le noir reprit vivement : — Salue donc ton oncle Ahmed-Zarrouq ! — Cet oncle, qui