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deux races. Grace à la position honorable que lui a ménagée son père, il se mêle à une cour dont il connaît bientôt toutes les intrigues, et recueille sur les sultans du Dârfour des détails historiques qui servent à faire comprendre la situation actuelle du pays. Les états du Soudan, dont on entend à peine parler, ont leurs révolutions, leurs catastrophes sanglantes, leurs conspirations de sérail. Ce qui se passe à Constantinople sur une grande échelle se reproduit là dans des proportions moindres ; seulement, chez les populations africaines, le drame marche plus vivement, parce que les passions sont plus violentes. Essayons, pour en donner une idée, de jeter quelque lumière sur la masse de faits un peu confuse que présente le récit du cheikh Mohammed.

Les traditions du Dârfour ne remontent pas au-delà de deux siècles, époque à laquelle ce royaume et l’état de Kordofâl ne formaient qu’un seul empire. Laissant à son frère Mouçabba le second de ces deux pays, le sultan Saloun (appelé aussi Soleyman) s’appropria le Dârfour ; c’est de lui que descend la famille régnante. Les deux frères s’étaient promis par serment de ne jamais rien tenter l’un contre l’autre, et ils se tinrent parole. Cet état de choses subsista jusqu’au temps de Tyrâb, fils d’Ahmed-Bakr, père d’Abd-el-Rahmân. Ahmed-Bakr avait déclaré en mourant que le sultanat passerait successivement à chacun de ses sept enfans, et que nul des enfans de ceux-ci ne monterait sur le trône avant que le dernier des sept fût mort. Les deux premiers sultans, les deux frères aînés, périrent, après un règne assez court, dans des batailles livrées par eux au roi de Bargou, prince puissant, dont la capitale est Boussa, ville de douze mille habitans, visitée par Clapperton, et près de laquelle Mungo-Park fit naufrage. Après les deux aînés, ce fut le tour de Tyrâb, qui, cependant, n’était que le cinquième des enfans d’Ahmed-Bakr. Ce souverain, fort adonné au plaisir et peu soucieux du métier des armes, vécut long-temps dans une paix qui ramena l’abondance et la fertilité au sein de ses états ; mais, par malheur, ses trente fils se mirent à parcourir le pays à la tête d’une troupe de cavaliers ; ils commirent tant de déprédations, qu’ils attirèrent sur leur père la haine du peuple. L’un d’eux, trouvant trop vulgaire de monter à cheval, s’avisa de se promener et de voyager à dos d’homme ; si les porteurs manquaient aux relais préparés d’avance, il sautait sur les épaules des gens de sa suite, et les lançait au pas de course[1].

  1. Au reste, ce genre de monture n’est sans doute pas de l’invention du fils de Tyrâb ; il existe à cet égard, dans les pays d’Orient, une tradition qui a cours surtout en Perse et dans l’Inde. Dans les petits poèmes féeriques de cette partie de l’Asie, il est souvent fait allusion à une race nommée tasmapir (jambes de cuir) ; cette espèce d’homme, redoutée des voyageurs, monte sur le dos de ceux qu’elle a réduits en esclavage, s’attache autour de leurs corps au moyen de lanières de cuir, qui, chez elle, remplacent les jambes, et les force à courir sans cesse comme des chevaux. Très probablement, un acte de tyrannie pareil à ceux qu’exerçait le prince de Dârfour sur ses sujets aura fait croire à l’existence de cette race de tasmapir, que les Orientaux craignent comme les mauvais génies.