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interpolation. Tant d’altérations de ce genre avaient pu trouver place entre Homère et les alexandrins ! Ne s’était-il pas même trouvé des sophistes assez effrontés pour insérer çà et là dans le texte du vieux poète des variantes, des vers ou des tirades, à l’effet d’embarrasser les Saumaises futurs, ou, comme on disait alors, pour créer des problèmes[1] ?

Zénodote et les autres devanciers d’Aristarque n’avaient pas eu la même sagesse que lui. Ils avaient souffert ou inventé plus d’une explication, plus d’une interpolation qui altérait la vérité des mœurs héroïques. Par exemple, suivant en cela quelques poètes plus récens, et entre autres les poètes tragiques peu sévères sur ces sortes de vraisemblance, ils admettaient, aux temps homériques, l’usage vulgaire de l’écriture. Aristarque n’eût pas osé peut-être affirmer le contraire. Du moins, d’après sa règle de n’interpréter le poète qu’à la lettre, il n’hésitait pas à dire que les mots graphin et semata ne désignent pas, dans les deux passages classiques où Homère les a employés, une véritable écriture alphabétique, mais seulement quelques signes élémentaires[2]. Si maintenant il prêtait à Homère, comme ont fait certains critiques modernes, l’intention subtile de ne point supposer chez ses héros l’usage d’un art que l’on pratiquait de son temps, et que lui-même pratiquait pour la rédaction de ses poèmes, je ne saurais le dire ; on voit du moins de quelle conséquence est sur de tels sujets cette décision discrète, mais ferme. Les deux passages en question sont encore aujourd’hui le texte principal des discussions relatives à l’emploi de l’écriture dans les temps héroïques. Toutefois, pour une difficulté sérieuse il y en avait dix où l’esprit chicaneur des grammairiens avait soulevé les plus puérils problèmes ; alors Aristarque renonçait franchement au débat. Antiphon, fils du roi Priam, a voulu frapper Ajax ; son javelot s’égarant est venu frapper Leucus, un compagnon d’Ulysse. Or, les soldats d’Ulysse, dans l’ordre de l’armée grecque, n’étaient pas auprès des guerriers de Salamine. De là, pour les oisifs du Musée, de graves discussions. Aristarque s’en débarrasse en deux mots : il veut qu’on pardonne à Homère une inadvertance poétique.

Pourquoi dans le fameux catalogue du second chant de l’Iliade le poète a-t-il commencé par les Béotiens ? Sans intention, répondait Aristarque à ces ergoteurs qui torturaient Homère et ne voulaient rien

  1. Scholies de Venise sur l’Iliade, XX, 269.
  2. Ibid., Iliade, VI, 165 ; VII, 175. Aristarque n’est pas nommé dans ces deux scholies, mais il est évident que c’est son opinion qui nous est transmise par Aristonicus.