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des poèmes homériques en vingt-quatre chants, dont chacun est désigné par une des vingt-quatre lettres de l’alphabet, innovation peu coupable en elle-même assurément, mais qui pourtant a jeté quelque désordre dans l’économie de l’Iliade et de l’Odyssée. On sait qu’aux époques les plus anciennes les deux épopées d’Homère ne se chantaient que par épisodes détachés. Les premiers exemplaires qui en furent rédigés n’offraient sans doute pas d’autre division que celle de ces anciennes rapsodies. Platon et Aristote n’en connaissaient pas d’autres. Pour égaler à peu près entre eux ces vingt-quatre livres, les alexandrins ont été forcés de couper en deux ou de réunir, selon le cas, certains épisodes qui s’accommodaient mal à l’uniformité de la nouvelle division. Cela n’est pas sans quelque inconvénient pour la lecture, mais cela surtout a étrangement influé sur les théories des modernes concernant l’économie du poème épique. On s’est d’ordinaire autorisé de la division alexandrine comme d’un exemple donné par Homère lui-même ; c’est une tyrannie de plus qui a pesé sur l’épopée moderne. Comme tant de règles prétendues aristotéliques, la règle des douze ou des vingt-quatre chants doit son origine au caprice d’un grammairien qui voulut que l’œuvre d’Homère, dépôt sacré de toute science et de toute poésie, rappelât par ses divisions même l’alphabet de la langue immortelle[1].

En général, l’autorité des idées reçues, la puissance de la tradition, voilà ce qui ressort le plus clairement pour nous de cette étude sur les débats de la critique naissante. Une pensée domine tous les travaux des philosophes, des sophistes et des grammairiens sur Homère, c’est celle de la foi la plus paisible au personnage de ce poète. Pisistrate évidemment avait cru recueillir les vers d’un seul auteur, Xénophane et Platon croyaient s’attaquer à quelque grand inventeur de fables dangereuses quand ils déclamaient contre la morale de l’Iliade. Isomère était pour Aristote, pour Chrysippe et ses stoïciens, pour toute l’école d’Alexandrie, le type idéal de l’imagination et de la raison poétique. C’est Homère, ainsi conçu, qui semble présider à toutes les discussions du Musée, en dicter toutes les décisions. Homère n’a pu écrire ce mot ou ce vers, insérer cet épisode dans son poème ; l’allégorie est une heureuse invention d’Homère, un art profond d’enseigner la morale sous des formes attrayantes ; ou bien la sagesse d’Homère est plus simple, elle consiste à sentir, à reproduire vivement, les

  1. Par une subtilité plus puérile encore, on avait remarqué que les deux premières lettres du premier mot de l’Iliade (m-e), prises numériquement, formaient le chiffre 48, nombre total des chants de l’Iliade et de l’Odyssée,