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se nuançaient de teintes surnaturelles. L’un d’eux, face pâle dans une barbe noire, riait aux éclats d’un spectacle invisible ; l’autre faisait d’incroyables efforts pour porter son verre à ses lèvres, et ses contorsions pour y arriver excitaient des huées étourdissantes. Celui-ci, agité de mouvemens nerveux, tournait ses pouces avec une incroyable agilité ; celui-là, renversé sur le dos de sa chaise, les yeux vagues, les bras morts, se laissait couler en voluptueux dans la mer sans fond de l’anéantissement.

Moi, accoudé sur la table, je considérais tout cela à la clarté d’un reste de raison qui s’en allait et revenait par instans comme une veilleuse près de s’éteindre. De sourdes chaleurs me parcouraient les membres, et la folie, comme une vague qui écume sur une roche et se retire pour s’élancer de nouveau, atteignait et quittait ma cervelle, qu’elle finit par envahir tout-à-fait. L’hallucination, cet hôte étrange, s’était installée chez moi.

— Au salon, au salon ! cria un des convives ; n’entendez-vous pas ces chœurs célestes ? les musiciens sont au pupitre depuis long-temps. — En effet, une harmonie délicieuse nous arrivait par bouffées à travers le tumulte de la conversation.


V. — UN MONSIEUR QUI N’ÉTAIT PAS INVITÉ.

Le salon est une énorme pièce aux lambris sculptés et dorés, au plafond peint, aux frises ornées de satyres poursuivant des nymphes dans les roseaux, à la vaste cheminée de marbre de couleur, aux amples rideaux de brocatelle, où respire le luxe des temps écoulés. Des meubles de tapisserie, canapés, fauteuils et bergères, d’une largeur à permettre aux jupes des duchesses et des marquises de s’étaler à l’aise, reçurent les hachichins dans leurs bras moelleux et toujours ouverts. Une chauffeuse, à l’angle de la cheminée, me faisait des avances, je m’y établis, et m’abandonnai sans résistance aux effets de la drogue fantastique.

Au bout de quelques minutes, mes compagnons, les uns après les autres, disparurent, ne laissant d’autre vestige que leur ombre sur la muraille, qui l’eut bientôt absorbée ; — ainsi les taches brunes que l’eau fait sur le sable s’évanouissent en séchant. Et depuis ce temps, comme je n’eus plus la conscience de ce qu’ils faisaient, il faudra vous contenter pour cette fois du récit de mes simples impressions personnelles. — La solitude régna dans le salon, étoilé seulement de quelques clartés douteuses ; puis, tout à coup, il me passa un éclair