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Moranget avait profité d’une halte pour chasser le buffle dans un petit bois avec le domestique de son oncle et un sauvage indien. Il avait ordre de revenir le soir même ; comme il tardait, La Salle, inquiet, voulut envoyer à sa recherche. Lanctot et les autres s’offrirent avec empressement. Ils retrouvèrent les chasseurs fatigués, et on convint de passer la nuit dans le bois pour revenir le lendemain de bonne heure. Chacun devait faire le guet à son tour, mais les conspirateurs ne dormirent point, et ils tuèrent durant leur sommeil Moranget et ses compagnons, qui étaient dévoués à La Salle, et qui l’auraient défendu jusqu’à la mort. Au point du jour, ils entendirent des coups de fusil ; c’était La Salle, qui s’était mis lui-même à la recherche de son neveu. Quand il s’approcha, en demandant aux assassins des nouvelles de Moranget, il reçut trois balles dans la tête. On assure que la rancune des meurtriers éclata par ces mots : « Te voilà, grand pacha, te voilà ! » « Ainsi périt, dit un missionnaire qui avait suivi La Salle, notre sage conducteur, constant dans l’adversité, intrépide, généreux, engageant, adroit, habile, et capable de tout entreprendre. Il mourut dans la vigueur de l’âge, au milieu de sa carrière et de ses travaux, sans la consolation d’avoir vu les résultats de son œuvre. » Le crime reçut son châtiment ; peu de temps après, les deux chefs de la conspiration, Lanctot et Duhault, furent eux-mêmes tués par un aventurier anglais que La Salle avait affectionné, et qui trouva l’occasion, en vengeant sa mort, de satisfaire quelques ressentimens personnels. Les derniers mots qu’entendirent les meurtriers furent un reproche de leur lâche attentat : « Misérables, vous avez assassiné mon maître. »

On voit, d’après ce qui précède, que la vie de La Salle est une des existences les plus actives et les mieux remplies qu’on puisse imaginer. À peine sorti de l’enfance, il commença ses voyages, et il ne s’arrêta plus. M. Sparks a retracé avec détail la suite de ses découvertes : il a raconté toutes les aventures et, tous les incidens qu’il a pu recueillir. M. Falconer, après lui, s’est contenté d’une analyse rapide. Il voulait seulement expliquer l’importance de plusieurs documens authentiques et arriver à l’examen des prétentions territoriales de l’Angleterre et des États-Unis. Ces deux biographes ont consulté, outre divers titres originaux, les écrits de Tonty et de Joutel, le grand ouvrage de Charlevoix intitulé Histoire et description générale de la Nouvelle-France, publié en 1744, celui du père Le Clercq, missionnaire récollet, imprimé en 1691, et portant pour titre : Premier établissement de la foi dans la Nouvelle-France. Le nom de Robert de La Salle restait enseveli dans des pages oubliées ; les livres qui viennent de l’en tirer méritent d’être signalés à l’attention de la France. Ne laissons point les étrangers rendre seuls justice à l’un de nos compatriotes. La Salle a joué dans notre histoire coloniale un rôle qui est loin d’avoir été sans dévouement, sans influence et sans gloire.



V. de Mars.