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ignorées. A l’époque de mon voyage, l’Aragon offrait en outre un genre d’intérêt qui garde une assez large place dans mes souvenirs : l’émeute d’un côté, et Cabrera de l’autre, y jouaient le dernier acte de ce drame de rue et de grand chemin, que Maroto a pu interrompre, mais dont l’avenir réserve peut-être encore le dénouement.

L’Aragon n’est guère accessible, du côté de la France, que par deux points la vallée d’Aure, dans les Hautes-Pyrénées, et la vallée béarnaise d’Aspe, d’où je partis par une matinée de juin. La vallée d’Aspe est déjà à demi aragonaise. Les contrebandiers d’Echo, d’Anso et de Canfranc y accourent chaque jour par caravanes, de ce pas gymnastique qui devance l’amble des mulets, et qu’hommes et femmes soutiennent au besoin pendant vingt-quatre heures, sans autre temps d’arrêt que l’instant nécessaire pour échanger en France leurs outres d’huile contre des ballots de rouennerie et de morue. On voit la force costumes contemporains du roi goth Favila. Tel est, par exemple, celui des femmes d’Anso. Un corsage imperceptible se rattache, deux ou trois doigts au-dessous du sommet de leurs épaules, à une ample jupe de serge verte, jaune ou bleue, dans les plis de laquelle toute forme disparaît. Une énorme fraise de toile de chanvre très grossière, mais très finement dentelée à ses bords, engloutit le cou, les oreilles et une partie des tempes. Des cheveux massés négligemment sur le derrière de la tête, des manches de chemise qui laissent l’avant-bras nu, ou se prolongent en vastes bouffantes plissées qu’une fraise retroussée fixe au poignet, complètent, chez les Ansotanas, le costume classique des duègnes de l’ancien théâtre espagnol.

Je recommande le passage de la vallée d’Aspe à quiconque veut voir l’un des plus curieux paysages des Pyrénées. Quand on a franchi le dernier sommet du port de Paillette, limite des deux royaumes, d’un pas on croirait avoir sauté cinq cents lieues, tant est brusque, saisissant, le changement à vue qui s’opère dans le sol et dans le ciel. Un immense horizon se déroule : aux gorges humides et noirâtres du versant français succèdent des masses nues d’une éblouissante blancheur. Le contraste n’est pas moins rapide dans l’atmosphère que dans le paysage. Les brumes pluvieuses que le vent d’ouest refoule sur le versant français y sont retenues par la raréfaction de l’air supérieur, de sorte qu’en dépassant la dernière crête, on se sent comme inondé de clarté. C’est le ciel d’Orient à deux pas du ciel de Hollande. L’Aragon, humble torrent qui donna son nom à un empire, prend naissance au sommet du port, non loin des ruines de Sainte-Christine, ancien monastère d’hospitaliers. A mesure qu’on descend son cours, le site se resserre, s’assombrit, se boise, et reprend peu à peu l’aspect du versant septentrional, mais sans offrir aux yeux les moindres traces de culture. Un reste de fort romain, un autre fort également en ruine, bien qu’il date à peine de la guerre de l’indépendance, attestent seuls le passage de l’homme. Cette fois, il n’y a plus à s’y tromper : cette lumière, cette solitude, ces ruines, ce silence, tout dit que l’on est bien en Espagne.