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se rendre de Barcelone à Saragosse en évitant les bandes carlistes. Dans les rues de Toulouse, les quatre étudians avaient voulu essayer l’effet de ces lamentations spirituellement burlesques, qui, en Espagne, entr’ouvrent les lèvres les plus roses et les bourses les mieux nouées. Un sergent de ville avait fait mine de les arrêter pour délit de mendicité. — Voilà où nous sommes tombés, monsieur, ajouta don Nicomédès ; mais, bah ! tout le monde n’a pas la chance de mon ami Cabrera.

— Vous avez connu Ramon Cabrera ? m’écriai-je ; où donc ?

— A l’université de Tortose, d’où on l’a chassé pour son bonheur. Mon ami Ramon promettait beaucoup. C’était bien lui, dans notre université, qui portait le plus énorme claque et le plus vieux manteau noir rapiécé de fil blanc… car vous saurez que c’est là notre point d’honneur à nous autres : nul étudiant n’oserait paraître à l’université avant d’avoir lacéré son manteau neuf et soumis son claque à un bain de vingt-quatre heures… Ramon était enfin un garçon très débraillé et très aimable, et viveur ! et joueur ! et couteleur ! je n’en parle pas : toutes les bonnes femmes de Tortose passaient le rosaire pour sa conversion. L’époque des ordinations arriva. Les postulans étaient rassemblés à l’église, quand l’évêque Saez monta à l’autel et interpella Ramon. Ramon se leva nonchalamment.

— Ramon, dit l’évêque, je vous refuse le sous-diaconat jusqu’au jour où vous changerez de vie.

J’en changerai, votre illustrissime.

— Et quand cela, s’il vous plaît ?

— Quand votre illustrissime changera de maîtresse.

Ramon fut chassé, comme je vous l’ai dit, et, deux ans après, l’écolier aurait pu faire pendre l’évêque, qui, je dois cet hommage à sa vieillesse, avait des mœurs irréprochables. -

Don Nicomédès était non-seulement un amusant conteur, mais un cicérone fort complaisant. En arrivant à Jaca, petite place forte située à six heures de marche de Canfranc, et bâtie ainsi que sa citadelle au sommet d’une redoute naturelle qui domine une riche vallée, l’officieux étudiant m’apprit que cette ville se vante d’avoir été fondée par Bacchus, qui serait devenu Jaccus pour le plaisir de laisser une étymologie à Jaca. Repris dès la fin du VIIIe siècle sur les Maures, Jaca fut assiégé l’année suivante et sauvé par ses femmes, qui, en voyant plier l’armée chrétienne, se précipitèrent sur le camp ennemi, armées de frondes, de coutelas et de massues. On ramassa parmi les cadavres quatre têtes de rois maures. Le souvenir de cet exploit féminin s’est perpétué jusqu’à nos jours. Tous les premiers vendredis de mai, les autorités ecclésiastiques et séculières se rendent en procession à la chapelle de la Victoire, bâtie au pied de la colline d’où l’escadron féminin apparut aux Sarrasins consternés. Une troupe d’hommes armés précède le cortége. Quatre têtes de carton hissées au bout de longues piques représentent les têtes des rois maures. Un membre de la municipalité, vêtu d’une longue robe de soie