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cheval et rendit grace à saint Jean-Baptiste. Un sentier frayé par les bêtes sauvages, probablement le même qu’Esteban devait retrouver onze siècles plus tard, conduisit le chasseur devant la source qui jaillit du talus. Près de la source il vit une caverne, dans la caverne une église, et dans l’église un vieillard étendu sans souffle, la tête appuyée sur une pierre triangulaire où se lisait cette inscription :

« Moi, Jean, suis le fondateur et le premier habitant de cette église que j’ai dédiée à saint Jean-Baptiste. J’y ai vécu long-temps dans la solitude, et maintenant je repose dans le Seigneur. »

Après avoir enseveli le vieillard de ses propres mains, Votus courut à Saragosse, affranchit ses esclaves, distribua ses biens aux pauvres, et revint avec son frère Félix s’établir dans la caverne de Saint-Jean, où l’on allait de toutes parts les consulter.

Un jour s’y présentèrent six cents hommes, dernier débris des peuplades pyrénéennes, que traquait, de vallée en vallée, le Maure Ayub. D’après le conseil de Votus et de Félix, ils élurent roi Garci Ximénès, le principal de la contrée, et les pâles chrétiens errant dans les gorges voisines purent croire, à cette acclamation souterraine, que la montagne trouvait une voix pour annoncer l’indépendance de l’Aragon. Ce fut l’indépendance de l’Espagne entière, la réaction de la race celtibérienne, demeurée intacte dans ce coin des Pyrénées, contre les Maures et les Goths. À ce peuple, à ce roi, il ne manquait plus qu’un royaume. Garci Ximénès y avisa. Quelques jours après son élection, il surprenait dans les montagnes d’Aynsa une formidable armée d’infidèles, et, à la mort du Pharamond celtibérien, le royaume de Sobrarbe, fondé par sa massue, longeait les Pyrénées des frontières de Catalogne à l’Océan. Devenu plus tard l’Aragon, le royaume de Sobrarbe s’étend jusqu’à Saragosse et Calatayud, impose un empereur aux Goths, depuis longtemps stationnaires dans les plateaux de Castille et Léon, et, un moment refoulé par eux, déborde sur l’Espagne orientale, puis sur la Provence, la Sicile, l’Orient, jusqu’au jour où, absorbant de nouveau, par le mariage de Ferdinand-le-Catholique, l’Espagne gothe qu’il avait perdue par le divorce d’Alonzole-Batailleur, il fera flotter sur les tours de l’Alhambra, ce dernier refuge de l’islamisme, la bannière bénie par l’ermite Votus dans une caverne des Pyrénées. Filiation de race et filiation de victoires, tout rattache l’Espagne de Garci Ximénès à l’Espagne de Charles-Quint.

Les historiens ont universellement méconnu ce double rôle de la nationalité aragonaise. Quelques-uns ont fait de l’Aragon un infime satellite de la Navarre, qui n’a été long-temps qu’une province de Sobrarbe, qui a eu pour premiers rois les rois de Sobrarbe ou leurs fils puînés, qui ne s’est jamais séparée de Sobrarbe que par rébellion et pour tomber sous le joug des Français ou des Castillans. Tous ont subordonné l’Aragon à la Castille, qui n’a rien fait de grand que par lui, sous lui ou avec lui, et dont la gloire politique n’est qu’un reflet du nom aragonais. Cet oubli s’explique. Dépositaires de la