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frappait-il sur l’épaule des marranos influens, questionnant l’un sur sa marrana, l’autre sur son cheval, un troisième sur l’effet probable de la nouvelle batterie du Carmen le marrano fronçait le sourcil, et s’éloignait en murmurant : « Tout ça c’est pour tromper le pauvre monde ; moi, je préfère les prisonniers. » Et l’exaspération montait à son comble, et, de ce flot de têtes noires, de cette tempête de voix irritées, sortaient, bourdonnement lugubre, quatre uniques syllabes : — Degollarlos ! — massacrons-les ! Un moment il se fit silence, et tous les visages se tournèrent vers un groupe animé qui stationnait à l’entrée du Coso. Bientôt alla s’élargissant autour de ce groupe une nouvelle ondée de murmures, et grossi, de proche en proche, par les colères, les joies, les terreurs de la foule, ce cri : — Chorizo s’est évadé ! — vint expirer au pied du cercle où se trouvait enfermé le général.

San-Miguel, que je venais d’accoster, pâlit malgré tout son sang-froid. Il n’y allait plus de la vie des prisonniers, mais de sa propre tête. Chorizo, l’épouvante des bourgeois, l’adoration des marranos et la coqueluche des marranas, était un simple abatteur, qui, à la tête d’une trentaine de coupe-jarrets, gouvernait et opprimait Saragosse dans les jours d’émeute. Chorizo avait ordonné et dirigé de sa personne l’assassinat public commis sept mois auparavant sur le général Esteller, et l’autorité s’était acquis une certaine réputation d’audace en envoyant ce boucher d’hommes expier son forfait à la forteresse de Monzon. Vraie ou fausse, la nouvelle de l’évasion de Chorizo[1] devait sonner très mal aux oreilles de San-Miguel. Une subite inspiration le sauva. Il parla bas à un officier, qui fendit en toute hâte les groupes, et, un instant après, San-Miguel se trouvait seul sur la place de la Constitution. La générale avait battu, et la population, supposant l’assaut commencé, s’était portée en masse sur les remparts. Pendant vingt-quatre heures, la ville fut muette comme une nécropole ; çà et là seulement un bruissement de pas annonçait l’arrestation de quelques suspects, à qui l’Aljaferia allait ouvrir ses grilles, et dont les blêmes visages ne déparaient pas ce cadre de solitude et de mort.

En réalité, l’ennemi n’avait pas bougé de ses bivouacs, et tout danger disparut même dans la matinée suivante. Soit que l’arrestation des suspects eût dérangé ses plans, soit que, dans son inexpérience des opérations de siège, il n’osât pas se mesurer avec ce colosse endormi, dont la cuirasse de pierre avait ébréché, trente ans auparavant, l’épée de Napoléon, Cabrera s’éloigna de Saragosse. Harassés à dessein de rondes, de marches et de contre-marches pendant un jour et une nuit, les marranos furent les premiers à dire que la patrie était suffisamment sauvée. Des prisonniers et de Chorizo, il n’en fut plus question.

Le lendemain était la fête anniversaire de la reine, et, selon l’usage, le

  1. Chorizo (saucisson) n’était qu’un nom de guerre donné au Trestaillon aragonais, à cause de sa petite taille.