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d’Alwill avait protesté avant Kant contre la bassesse et la sécheresse de la morale de l’intérêt. Quand la philosophie critique apparut, elle trouva Jacobi tout préparé contre elle. Elle le blessait en effet dans les plus sensibles endroits de son enthousiaste et délicate nature. La morale même de Kant, si pure et si élevée, ne trouvait pas grace à ses yeux. Outre qu’elle s’accordait mal avec le reste du système, il lui reprochait d’être en elle-même trop amie des maximes et des règles, de faire à la raison une trop grande place qu’elle ravissait au sentiment. Il ne faut pas emprisonner dans des catégories le naïf et libre élan du cœur et glacer sous des formules abstraites la grace ou l’héroïsme du dévouement. Si exactes que paraissent nos règles et nos maximes, quelque chose en nous de puissant et d’irrésistible leur échappe toujours : « Je mentirais, s’écrie Jacobi dans Woldemar, je mentirais comme Desdemone mourante… je serais parjure comme Épaminondas et Jean de Witt… » Ces paroles marquent bien le rôle de Jacobi dans le mouvement de la philosophie allemande : il s’est épuisé en protestations. Il a protesté tour à tour contre Kant, contre Fichte, contre Schelling, opposant au scepticisme de la philosophie critique et à ses artificielles analyses, comme aux témérités de l’idéalisme et du panthéisme, la croyance spontanée, la foi naïve et irrésistible de la conscience.

Par malheur, à force de combattre les égaremens des systèmes, Jacobi finit par prendre en haine la raison, mère des faux systèmes, mais aussi mère de la vérité. Nous le rapprochions tout à l’heure de Jean-Jacques ; il y avait aussi en lui du Pascal. La sagesse de la raison lui était une fausse sagesse, insupportable au cœur de l’homme, contraire à ses plus chères espérances. « Je ne veux pas, disait-il sans cesse, être sage à mes dépens. » Dans sa conversation célèbre avec Lessing sur Spinoza, il soutient que le spinozisme est le dernier mot de la raison, pour accabler ainsi du même coup la raison et le spinozisme. Emporté par les ardeurs de la polémique, il alla même jusqu’à prétendre que l’intérêt de la science, c’est qu’il n’y ait point de Dieu, car la science veut expliquer, et Dieu est l’inexplicable. On se souvient du mot de l’auteur des Pensées : « Athéisme, marque de force d’esprit. »

Mais ce que Jacobi invoque contre la raison impuissante, ce n’est point la religion de Pascal, c’est le sentiment dans ce qu’il a de plus élevé à la fois et de plus vague ; c’est, comme dit l’Allemagne, le savoir immédiat, plus sûr que le raisonnement et l’analyse. Jacobi revient ici à la raison sous une autre forme, et cette philosophie négative,