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philosophie allemande, et chacun des systèmes qu’elle a tour à tour enfantés n’est qu’un effort pour saisir l’insaisissable fantôme.

On explique d’ordinaire cette confiance démesurée dans la pure théorie par le génie spéculatif de la race germanique, et cette explication est vraie, mais elle ne suffit pas ; car enfin cette terre de l’enthousiasme a porté de grands critiques : Wolf, Heyne, Paulus ; cette race chimérique a produit Kant. Selon nous, c’est l’excès même du doute dans la doctrine de Kant qui nous explique dans celle de Hegel l’excès de l’orgueil dogmatique. Deux élémens essentiels constituent en effet la science : d’un côté, l’esprit humain lui-même avec sa nature, ses conditions, ses lois ; de l’autre, l’ensemble des choses, leur essence, leurs rapports. Réduire l’esprit humain à connaître sa constitution dans l’oubli de la nature des choses, c’est nier la science ; concevoir la science comme indépendante de la nature de l’esprit humain, de ses conditions, de ses lois, de ses limites, c’est la nier encore, car c’est la rendre impossible et contradictoire.

La philosophie allemande nous offre le spectacle de ces deux excès contraires. Kant commence par reconnaître que dans la science les philosophes n’ont pas su faire la part de l’esprit humain, la part du sujet : vue profonde autant que solide, d’où est sortie une incomparable analyse de la raison ; mais, bientôt entraîné par son principe, ce sage esprit oublie sa sagesse au point d’interdire à l’esprit humain tout accès dans la réalité des choses. Hegel s’est jeté à l’extrémité opposée. L’auteur de la Critique de la Raison pure osait à peine affirmer l’existence des objets extérieurs ; l’auteur de la Logique en connaît à fond, en explique, en déduit, en démontre l’origine, l’essence et les lois. Le père de la philosophie allemande réduit la théodicée à soupçonner la possibilité de Dieu ; pour le dernier héritier de cette philosophie, la nature divine n’a pas de mystères ; le nombre et l’ordre de ses attributs se découvrent avec la même clarté que les propriétés des courbes géométriques. Kant enfermait la raison dans le cercle de l’expérience ; Hegel refuse à l’expérience toute autorité scientifique ; tout doit être démontré en philosophie, c’est-à-dire déduit des idées pures. Les plus hautes conceptions de l’esprit humain n’ont pour le maître qu’une valeur relative et subjective ; rien de relatif et de subjectif, si l’on en croit le disciple, n’a de place dans les cadres de la science.

Ainsi, des deux termes nécessaires de toute connaissance, l’esprit humain et les choses, Kant supprime le second, Schelling et Hegel retranchent le premier. Fichte marque la transition d’un excès à l’autre. Fichte en effet, tout en exagérant le kantisme, poursuit la chimère de