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philosophie plus libre et plus sûre d’elle-même, Platon et Aristote avaient établi sur de solides fondemens, avec autant de modération que de grandeur, les deux doctrines opposées, et c’est leur immortel honneur que la dispute entre la raison et les sens n’ait pu se renouveler après eux, sans ramener leurs argumens, leurs systèmes, et comme un dernier écho de cette lutte des deux écoles qui a partagé l’antiquité.

Tour à tour élève de Roscelin, le nominaliste le plus radical, et de Guillaume de Champeaux ; le plus fougueux réaliste, Abélard vit les deux écoles dans leurs excès, et ne songea qu’à s’en préserver. A côté des nominalistes qui réduisaient tout aux faits, et des réalistes qui créaient au-delà du monde visible tout un monde peuplé de chimères, un troisième parti s’était formé, qui, sous le nom de conceptualisme, aspirait à tout concilier, en considérant les universaux comme des idées formelles de notre esprit. Ainsi s’évanouissait ce monde invisible, que le bon sens ne pouvait admettre, et dont Roscelin triomphait à outrance ; et cependant les lois ne cessaient pas d’exister indépendamment des faits, de les dominer. Abélard trouva cette doctrine toute constituée ; mais il l’exposa avec tant de force, et la défendit avec tant d’éclat, que l’histoire a pu, sans trop d’injustice, le regarder comme le fondateur du conceptualisme.

Cette doctrine est-elle la vraie ? Nous dirons presque, malgré son apparente sagesse, que des trois elle est la plus fausse. Pour s’en convaincre, il suffit de la comparer tour à tour aux deux doctrines qu’elle veut remplacer. Elle est assurément très différente du réalisme, car elle en est la négation expresse. Les réalistes soutiennent en effet que les genres ont une existence distincte, qu’ils sont une réalité hors de nous et hors des choses, et c’est précisément cette existence que les conceptualistes, d’accord en cela avec les nominalistes, traitent de prétention ridicule, contraire à la raison et au sens commun. Dans cette négation, Abélard et son parti ont-ils la raison pour eux ? Oui, si les universaux ne peuvent exister que comme Guillaume de Champeaux l’a prétendu, dans un monde supérieur, qui n’a rien de commun avec le nôtre, que rien ne prouve, que rien ne justifie, qu’on ne peut admettre sans dévorer les contradictions, sans multiplier indéfiniment les êtres, et qui enfin, contraire à ce que nous voyons, à ce que nous sentons, ne peut pas même se concevoir. Mais ce monde de chimères, c’est l’œuvre de Guillaume de Champeaux ; il l’a créé, il l’a rêvé, si vous voulez ; ce n’est pas la conséquence nécessaire du réalisme. Faites de ces universaux l’objet éternellement intelligible de la pensée divine ; aussitôt tout cet édifice d’objections insolubles s’écroule ;