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Nous n’avons point dissimulé les côtés faibles de Mlle de Scudéry, nous n’avons point cédé à cette manie de réhabilitation qui est, dit-on, une des maladies de notre siècle (quoique de nos jours le défaut le plus général ne soit pas de flatter les vaincus). Nous pensons pourtant qu’une étude sérieuse de ces romans ne serait pas inutile à l’histoire de notre littérature. Ces ouvrages, quelle que soit leur faiblesse, ont joui long-temps d’une heureuse destinée ; il est impossible qu’ils n’aient pas eu une assez grande influence. Si le Roman comique préparait Gil Blas, Mlle de Scudéry, dans un autre genre, ouvrait la voie à Mme de La Fayette : la Princesse de Clèves est la peinture sobre et correcte de ces passions contenues que la Clélie analyse si longuement. Cette influence se retrouverait également au théâtre. S’il est arrivé parfois aux héros de Corneille d’imiter les allures des capitans mis en honneur par La Calprenède, ne trouve-t-on pas aussi dans Racine les fadeurs sentimentales de Mlle de Scudéry ? Dans ses tragédies, comme dans la Clélie, n’y a-t-il pas beaucoup d’entretiens et trop peu d’action ? Enfin cette anatomie profonde des passions, qui nous étonne dans Racine, ces retours continuels que les amans font sur eux-mêmes, ce soin avec lequel ils étudient leurs propres émotions, n’est-ce pas là ce que Mlle de Scudéry essayait de faire dans la mesure de son talent ? Nous ne voulons pas établir ici une comparaison trop injurieuse pour Racine ; mais est-il possible à un poète, et surtout à un poète dramatique, de se soustraire entièrement à l’influence du goût dominant ? Or, presque tous ceux qui assistaient aux représentations d'Andromaque et de Phèdre avaient lu et admiré Mlle de Scudéry. — Cette étude, d’ailleurs, nous inspirerait une admiration plus éclairée et plus vive pour Corneille et pour Racine ; elle prouverait qu’ils ne devaient leurs qualités qu’à eux-mêmes, et que leurs défauts, au contraire, leur ont été imposés par les préjugés et le mauvais goût de leurs contemporains[1]. On leur a souvent reproché, par exemple, d’avoir négligé la

  1. Ce qui est assez remarquable, c’est que les contemporains de Racine lui reprochent parfois de n’être pas assez tendre :

    Je ne sais pas pourquoi l’on vante l’Alexandre ;
    Ce n’est qu’un glorieux qui ne dit rien de tendre.

    Bussy, dans une de ses lettres, déclare qu’il n’a pas trouvé tant de tendresse dans Bérénice, et il ajoute avec sa fatuité ordinaire : Du temps que je me mêlais d’avoir de la tendresse, il me souvient que j’eusse donné là-dessus le reste à Bérénice. (13 août 1671.)