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société, comme dans l’esprit de chaque homme en particulier, à cette époque à la fois si philosophique et si chrétienne, une lutte régulière entre l’imagination, qui grossit le mal et qui provoque la résistance, et la raison, qui reconnaît le bien et fait trouver dans l’obéissance de la douceur et de la gloire. L’esprit de liberté remplit les écrits de Pascal, de La Bruyère, où il paraît sous les traits du doute et de l’examen, de Bossuet, qui se couvre de Dieu pour dire à la face des grands et des puissans du monde des vérités qui quelque jour les renverseront. Cependant l’esprit de discipline a le dessus, la raison domine en toutes choses l’imagination, et c’est cet admirable arrangement qui fait la beauté des écrits et la grandeur personnelle des écrivains au XVIIe siècle. L’art, sous toutes les formes, en est comme l’image sensible : la hardiesse ne s’y montre jamais que dans la sagesse, et l’invention n’est que le bonheur de retrouver le bien de tous.

Le trait distinctif de Fénelon n’est donc point d’avoir été inspiré le premier par l’esprit de liberté, mais d’avoir le premier rompu l’équilibre entre cet esprit et l’esprit de discipline ; et, s’il est vrai que ce caractère lui a donné dans notre nation une gloire en quelque sorte plus aimable que celle de ses contemporains, à cause de toutes ses complaisances pour notre sens propre, on ne peut nier qu’il n’ait jeté ce grand homme dans des fautes qui n’étaient guère moins inouies alors que ses nouveautés. Chez lui, l’opposition est pleine de vues ; la déférence n’est le plus souvent que de civilité, et pour servir de couverture à l’opposition. L’invention est quelquefois hardie, ingénieuse ; mais il n’invente que pour les délicatesses d’un petit troupeau. L’imagination, pour tout dire, domine la raison. Fénelon est le premier que je lise avec inquiétude ; c’est encore un maître pourtant, mais avec lequel je fais des réserves, et qui, pour m’avoir trop flatté dans mon instinct d’opposition et d’indépendance, n’obtient plus de moi cet abandon, cette petitesse du disciple fidèle, que je sens à toutes les pages de Bossuet.

L’invention, dans Fénelon, n’est pas de celle qui demande une grande force de génie, et qui crée ces systèmes, monumens de l’audace et de l’impuissance de l’homme. Il n’a attaché son nom à aucune de ces erreurs éclatantes, où la recherche des vérités inaccessibles et la poursuite acharnée de Dieu et de l’ame ont fait tomber quelques esprits sublimes. Ces erreurs-là font une partie de la gloire de l’esprit humain, et provoquent incessamment la curiosité, ainsi que la recherche qui les engendre. Les imaginations de Fénelon n’ont pas l’attrait de celles de Descartes, de Leibnitz, de Malebranche même, qu’il