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l’inversion à l’ordre direct ; il veut seulement un mélange insensible des deux procédés. On commencera par des inversions douces et à peine sensibles, et, si l’usage s’en établit, on les hasardera en plus grand nombre. Langue vraiment chimérique, que celle qui réunirait ainsi les caractères les plus indigènes, en quelque sorte, des autres langues, les inversions du latin, les composés du grec, et notre langage direct ! On ne relèverait pas cette chimère, si elle était sans danger ; mais l’histoire des langues ne prouve que trop combien leur nuisent ces théories imaginées pour les enrichir. Tandis qu’elles cherchent des qualités d’emprunt, elles perdent leurs qualités naturelles, et l’on sait combien cette corruption est rapide, les esprits ne pouvant s’attacher à la chimère du mieux sans que le bien leur devienne haïssable et rebutant comme le mal. Notre siècle a vu se renouveler les théories de Fénelon, et nous savons, pour en avoir été témoins, avec quelle ardeur une langue se précipite dans cette imitation des autres langues, ou plutôt dans cette abdication d’elle-même. Trouver, dans l’étude même du génie d’une langue, le secret de ses beautés et les raisons de s’y plaire paraît plus propre à l’enrichir que d’envier aux autres langues leurs avantages ; à quoi servent en effet ces regrets de certaines qualités qui nous manquent, sinon à nous empêcher de voir les singuliers privilèges que nous avons ?

Je ne souffre pas beaucoup de voir cette vaine ambition dans un écrivain médiocre, car se plaindre qu’on n’a pas assez de sa langue pour exprimer ses idées est la marque qu’on croit avoir assez d’idées pour remplir plusieurs langues ; c’est de la vanité qui sied bien où est la médiocrité. Dans un homme supérieur, c’est je ne sais quelle inquiétude d’esprit déplorable et une sorte d’impiété du génie. A la vérité, avec un degré de plus de génie, on se préserve de ces illusions. Voit-on Molière se plaindre de notre poésie et la trouver trop étroite pour son abondance incomparable ? Bossuet accuse-t-il de timidité notre langage direct, et ne s’est-il pas fait dans notre syntaxe une syntaxe particulière pour toutes ces hardiesses sublimes, pour cette impétuosité de naturel, pour ce langage à la fois si étonnant et si attendu ? Dans le peu qu’il a écrit sur notre langue, il l’estime si excellente, qu’au lieu d’engager l’Académie, comme fait Fénelon, à y introduire des mots nouveaux et composés, et à y faire arriver tout doucement les inversions, il la convie à se constituer gardienne de ce dépôt, et à la défendre contre les changemens. Si, au contraire, dans le temps de Molière et de Bossuet, quelqu’un n’est pas tout-à-fait content de notre langue ou s’avise de regretter ce