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partis qui se disputèrent avec passion et puissance l’empire des ames. Rome resta debout avec les magnificences de son culte, la majesté de son sacerdoce, avec les ressources et la grandeur de son génie politique ; mais elle dut supporter à côté d’elle un autre christianisme. Il y eut désormais une autre manière d’être chrétien, manière plus libre et plus intime, qui flattait à la fois l’indépendance de l’esprit et la mélancolie naturelle de l’ame humaine. On n’attendit pas long-temps pour savoir quels changemens le protestantisme apportait dans l’humeur des individus et des peuples qui l’avaient embrassé. Dès la seconde moitié du XVIe siècle, le protestantisme a ses caractères, ses types, non-seulement en Allemagne, mais même en France, dans une certaine mesure, mais surtout en Écosse et en Angleterre. Dans ces deux pays, le protestantisme exerça une dictature violente ; rois et reines furent ses instrumens ou ses victimes, puis à la fin de toutes ces tragédies il eut son Homère. La poésie a cette ressemblance avec la liberté, qu’elle coûte cher au genre humain : nous parlons de la vraie, de la grande poésie, qui n’apparaît souvent pour consoler et enchanter le monde qu’après d’effroyables tempêtes.

Au surplus, quelle admirable convenance entre le génie du protestantisme et l’imagination de Milton ! Il avait reçu de la nature cette tristesse méditative et féconde qui devait si puissamment inspirer la muse moderne. Voyez comme il chante sa propre mélancolie dans le Penseroso ! « Seul dans cette plaine, que recouvre un gazon sec et doux, j’erre sans être vu. La lune au milieu de sa carrière semble égarée dans cette voûte spacieuse du ciel où aucune route n’est tracée. Souvent un nuage la voile… Quelquefois, sur le penchant d’un coteau, j’entends le son lointain du couvre-feu, dont la voix grave et solennelle se balance lentement d’un rivage à l’autre sur la surface des eaux… Mais plutôt à minuit que ma lampe brille au loin du sommet de quelque haute tour solitaire ! Plus vigilant que l’ourse du pôle, j’y passerai les nuits avec le grand Hermès. J’évoquerai le génie de Platon. Il me révélera quels sont les mondes et les vastes régions qui reçoivent l’esprit immortel, après qu’il a abandonné sa petite demeure de chair et de sang. J’évoquerai les génies qui habitent le feu, l’air, les mers et les abîmes souterrains[1]. » N’est-ce pas là le langage de Faust ? Ne dirait-on pas la voix de Manfred ? Dans ce beau monologue, ce n’est plus le chrétien de l’Évangile qui parle ; c’est le penseur, le théosophe, qui veut vivre avec Hermès et Platon.

Au milieu du XVIIIe siècle, Montesquieu songeait à Shakespeare et à Milton, quand il disait en parlant des Anglais sans les nommer : « Leurs

  1. Ce passage, dans le siècle dernier, a été signalé par Hugues Blair, et il a inspiré une symphonie de Haendel.