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points qui, en apparence opposés, se complètent l’un l’autre, la poésie allemande et la poésie grecque.

Lorsqu’on a lu les lyriques allemands, on se trouve jeté dans des méditations profondes sur l’homme et sur la nature. Cette poésie ne provoque pas chez le lecteur un désir d’imitation ; mais, ce qui vaut mieux, elle excite la pensée, elle peut éveiller une inspiration originale. Le lyrisme allemand reflète la création divine et la vie humaine avec une étendue infinie. Aux Grecs, il faut demander la précision des formes et des contours. Ils nous livreront la complète harmonie et la plus parfaite image de la beauté. Qu’ils étudient la poésie grecque, ceux qui aspirent à féconder l’art moderne ; mieux ils s’en inspireront, plus ils seront nouveaux. Ils en ont pour garans deux illustres maîtres, Racine et André Chénier. L’auteur de Phèdre n’avait pas, dans sa jeunesse, de plus grand plaisir que de méditer Sophocle et Euripide en se promenant dans les bois, d’en remplir, d’en enchanter sa mémoire. À seize ans, André savait le grec ; il lisait Homère et les lyriques. C’est ainsi qu’il se préparait à écrire ces pièces ravissantes qui n’ont à craindre aucune comparaison avec ce que Goethe nous a laissé de plus antique, l’Aveugle, le Malade et le Mendiant. Par ces deux exemples, nous savons que notre langue peut s’élever, comme chez les Grecs, à une grande perfection plastique ; joignez-y la richesse, la vivacité des pensées qui ont toujours fait le fond du génie national, et voilà les deux conditions fondamentales d’une poésie durable. Loin de croire que de notre temps l’art n’ait plus d’avenir, nous estimons qu’après la langueur dont nous avons aujourd’hui le spectacle, un réveil, un renouvellement, suivront. Après les deux périodes littéraires de la restauration et de la révolution de 1830, nous assistons aujourd’hui à une sorte d’intermède où l’industrialisme s’est chargé, moyennant un bon prix, de divertir les spectateurs. Si son génie était égal à ses convoitises, nous serions dans l’âge d’or de notre littérature. Il est assurément de jeunes esprits qui fermentent dans l’ombre, et qui nourrissent la noble ambition de figurer parmi les représentans de la seconde moitié du siècle. Puissent-ils se contenir, se refréner eux-mêmes, tant qu’ils ne se trouveront pas assez préparés, assez munis par la réflexion et le travail ! Au nom du ciel, qu’ils n’improvisent pas, s’ils ne veulent pas être vieux dès leur premier début.

Lerminier.