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de la pensée et du style, l’amour des choses idéales, tout ce qui maintient, en un mot, l’esprit littéraire à sa juste élévation, voilà ce qui disparaît de plus en plus dans la miasse des productions contemporaines, chefs-d’œuvre du matin qui le soir sont déjà tombés dans l’oubli. Le secret où sont passés maîtres aujourd’hui les écrivains, c’est celui d’assembler des aventures sans invention, de les raconter sans style : secret peu nouveau peut-être ; seulement il a été vulgarisé, et, il faut le reconnaître, la recette est devenue générale. Une teinte désespérante de nullité gagne tout l’horizon. Cette muse facile, qui avait commencé par l’audace, par le mépris des beautés conventionnelles, retombe maintenant et se noie dans la vulgarité. N’est-il pas certain dès-lors que les dérèglemens, aussi bien que des préceptes trop servilement obéis, peuvent être un déguisement de l’impuissance ?

Sans doute, ces singulières vacillations de la lumière intellectuelle pourraient s’expliquer par des raisons tirées de l’état même de la société ; c’est à ce brûlant foyer, où s’alimente la pensée générale, d’où elle a jailli avec une incomparable vigueur depuis un demi-siècle, qu’il serait possible d’aller en surprendre les causes sérieuses, puissantes et variées. Ce serait un tableau moral, philosophique en même temps que littéraire ; mais, pour le moment, ce sont des symptômes de ce dernier genre que nous décrivons, c’est l’histoire des faiblesses en elles-mêmes de l’imagination que nous recherchons dans ses produits les plus vantés, c’est-à-dire les plus âcres, les plus violens, les plus marqués d’intempérance ou de frivolité. Une théorie et un fait, à notre avis, servent merveilleusement à éclairer cette situation, qui deviendrait sans issue, s’il n’y avait dans le génie français un admirable discernement, une aptitude naturelle à séparer le vrai du faux dans les révolutions qui l’agitent. Cette théorie, c’est la liberté absolue de l’art, qui n’a été, en d’autres termes, qu’une latitude entière laissée à tous les excès de l’imagination. Dans son sens acceptable, cette parole d’émancipation signifiait, il nous semble, qu’un siècle nouveau réclamait une expression littéraire nouvelle, qu’en dehors des articles d’une poétique épuisée, il y avait d’autres lois plus larges, plus profondes, plus essentielles, de l’art qu’il fallait étudier, reconnaître et observer. Telle qu’elle a été comprise, c’était l’absence de toute direction, la négation de tout principe, l’abandon fait au hasard, à l’humeur individuelle, de l’inspiration poétique. Ainsi livrée à elle-même, n’ayant d’autre mobile qu’un instinct insatiable, ne connaissant d’autre frein que son caprice, l’imagination a traversé tous les champs ; elle a touché à l’histoire, mais, sauf deux ou trois lumineuses évocations du passé, c’est pour la violenter, pour assujettir à ses combinaisons des noms, des figures, des événemens consacrés, pour en saisir seulement le côté extérieur. Il en a été de même dans la peinture de la vie moderne, où elle a substitué des passions, des sentimens factices aux réels mouvemens du cœur, des mœurs inconnues et bizarres aux mœurs véritables et actuelles. Au lieu de féconder et d’agrandir des impressions fournies par l’étude de l’homme, par l’observation de la société et du monde, elle a mieux aimé créer à sa guise une nature humaine, une société et un monde. Et qu’est-il arrivé ? C’est qu’insensiblement détachée de la vérité en toute chose, l’imagination a laissé s’échapper sa puissance en perdant le moyen de se renouveler, et elle s’est fait elle-même un rôle excentrique et inutile. Tantôt, s’exaltant à faux comme en une sorte d’ivresse, elle a dû frapper par l’étrangeté des récits, lorsqu’elle n’avait plus le secret de la noble et pure émotion ; tantôt, se glorifiant dans ses