Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/1038

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poésie intime, poésie des ouvriers, etc., comme s’il existait une autre poésie que la poésie des poètes ?

Maintenant Béranger se tait ; Delavigne mourait hier, fidèle à la muse qu’il respecta toujours. M. de Lamartine étudie l’organisation sociale sous tous les points de vue en traversant tous les partis. M. Hugo fait des discours sur les marques de fabrique. M. de Vigny et M. de Musset ne font entendre que de rares accens. Il ne faut pas croire pourtant que la production poétique s’arrête ; elle abonde au contraire, elle se déroule avec une fluidité, des plus consciencieuses ; chaque jour a sa moisson. Il n’y a qu’une chose qui ne diminue pas, c’est la candide vanité qu’on tire de ce flux monotone. M. de Banville, par exemple, dans sa préface des Stalactites, « remercie toutes les personnes qui lui ont adressé de nombreuses marques de sympathie et quelquefois même d’admiration » pour son précédent recueil des Cariatides. L’admiration, « quoique sincère, » avait tort cependant. Elle était exagérée, l’auteur le croit. « Son style était primitivement taillé à angles trop droits et trop polis ; il y a apporté cette fois une certaine mollesse qui en adoucit la rude correction, une espèce d’étourderie qui tâche à faire oublier qu’un poète, quelque poète qu’il soit, contient toujours un pédant. » Nous voilà donc bien avertis. C’est pourquoi l’auteur a semé son livre de ces titres qui sentent en effet la mollesse et l’étourderie : Chanson à boire, la Chanson de ma mie, la Femme aux roses, Toute cette nuit nous avons…, etc. M. de Banville appartient à une jeune école qui semble emprunter à M. Gautier ses instincts matérialistes ; mais, si l’auteur de Fortunio et de la Comédie de la Mort met une certaine ampleur de poésie dans cette déification de l’or, de la richesse, de la beauté extérieure, ce n’est ici que la menue monnaie du matérialisme. L’auteur des Stalactites nous montre, se déroulant sur le col de lait d’une femme, les ors de ses cheveux… tandis que la bouilloire, éveillée à demi, ronfle tout bas… et que le feu charmant

Mélange l’améthyste avec la chrysoprase,


ce qui est probablement un spectacle très récréatif, pour peu qu’on le comprenne ; ou bien il veut au cœur d’un flacon aller puiser pour boire à flots du soleil et des roses, le tout sur l’air du Io paean. Il est certain qu’il y a dans cette boisson anacréontique des sources de poésie qu’ont négligées Horace et Béranger. S’il suit le chemin où il est entré, M. de Banville, qui se propose de faire un recueil de chansons sur des airs connus, arrivera infailliblement à des effets plus nouveaux que ses airs, surtout s’il y joint les discours que l’Etoile tient à la Rose, au clair de la lune, dans la ronde sentimentale… Je puis, cher astre, au bout d’un rayon, — boire tous tes pleurs, sans que l’on en cause. L’auteur des Stalactites est novateur sous plus d’un rapport ; il a créé le vers de treize pieds. Par malheur, ce vers a le tort d’être de la prose, comme on le peut voir dans la pièce sur le Triomphe de Bacchus au retour des Indes, de même qu’il n’est pas tout-à-fait établi encore qu’un mot masculin puisse rimer avec un féminin, comme cela se trouve dans l’Elégie XXV. Nous parlions de la vanité : avec quelle candeur grotesque elle se montre dans la pièce à Olympio, lequel sera sans doute flatté d’apprendre « qu’à la face du ciel, en ce moment, lui seul, avec l’auteur des Stalactites peut-être, aime sincèrement la déesse (la poésie) ! » Nous ne voulons point nier qu’il n’y ait parfois, dans quelques morceaux