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intervalle ces vastes travaux d’utilité publique pour lesquels vingt-cinq années de paix chez nous suffisent à peine ; nous avons su au prix de quels sacrifices on avait enrégimenté une armée à l’européenne, construit une flotte et des arsenaux, bâti des usines, fondé des écoles de toute espèce, et, pour tout dire enfin, organisé une administration régulière dans un pays où l’anarchie et le désordre étaient depuis des siècles à l’état endémique. Par un revirement subit fort dans nos habitudes, l’enthousiasme dont quelques- uns s’étaient pris pour cette éphémère création a fait place alors à un système de dénigrement aussi exagéré ; les détracteurs se sont montrés excessifs autant que les panégyristes. Si le livre du docteur Clot-Bey est un hymne continu à la gloire du pacha, si le duc de Raguse, trop sensible aux avances flatteuses de Méhémet-Ali, s’est laissé aller aux plus étranges illusions sur les ressources militaires de l’Égypte, d’autre part on rencontrerait difficilement une opposition plus acharnée que celle de quelques écrivains dont les attaques sont trop violentes pour être toujours justes. Où trouver la vérité P Ce ne peut être qu’entre les deux extrêmes. Trancher la question serait chose difficile et hasardeuse, et pourtant c’est un peu la prétention de chacun. Vous avez chevauché les ânes du Caire et remonté le Nil jusqu’à Boulak dans une cange ; un mois vous a suffi pour visiter les mosquées d’El Azhar et d’Amrou, le puits de Joseph et les autres monumens de la vieille capitale des kalifes ; vous avez poussé jusqu’à Gizeh, et vous revenez, en toute hâte à Paris émettre à votre tour une opinion, prononcer un jugement. Souvent cette opinion a déjà servi à défrayer plusieurs publications antérieures ; c’est un thème banal, n’importe ; avec ce thème, si usé qu’il soit, et quelques anecdotes glanées çà et là dans les œuvres de ses devanciers, on vient à bout de composer un livre, et on l’offre au public comme un arrêt en dernier ressort et sans appel.

C’est précisément à cette catégorie d’écrivains que se rattache M. Victor Schoelcher. Le moindre défaut de son ouvrage est de ne rien nous apprendre que nous n’ayons déjà lu dans ceux de MM. Michaud et Poujoulat, Clot-Bey, de Cadalvène Hamont, etc. Les emprunts qu’il leur a faits et les nombreuses citations qu’on rencontre à chaque page forment, nous n’hésitons pas à le dire, la portion la plus substantielle du livre. Pour faire cette indigeste compilation, l’auteur aurait pu se dispenser de traverser la Méditerranée, et, à coup sûr, ce voyage lui était encore moins nécessaire pour se former une conviction. Cette conviction était établie d’avance ; le lecteur en a la preuve dès les premières lignes. M. Schoelcher est démocrate et négrophile. Nous n’entendons en aucune manière mettre ici en cause les tendances de son esprit, nous les exposons seulement pour apprécier le degré d’impartialité qu’il a pu apporter dans ses études sur l’Égypte. Entre tous les grands problèmes qu’agitent les sociétés modernes, M. Schoelcher s’est surtout préoccupé de l’esclavage ; il s’en est fait, à ce qu’il paraît, une spécialité. Depuis long-temps, il poursuit l’étude de la servitude sous toutes ses formes, à toutes les époques de l’histoire et chez tous les peuples ; il a passé les mers pour l’observer ; il a visité les Antilles et les États-Unis, et son voyage en Égypte n’a pas eu d’autre but. Assurément, c’est un spectacle recommandable que celui d’une existence ainsi dévouée au bien de ses frères. Nous ne doutons pas que M. Schoelcher ne recueille un jour le juste prix de ses efforts, et ne participe, dans une proportion notable, à la grande, délivrance de l’humanité, qu’il nous fait entrevoir dans un avenir prochain. L’apparition du livre qu’il prépare sur la