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pouvait détourner. Chez les modernes, la parole est sans doute une arme redoutable ; toutefois il est des attaques, il est des blessures qui lui sont interdites. Les combats de la tribune ont leurs règles d’honneur comme le duel, et celui qui les enfreint est sévèrement puni, car il n’est plus écouté. Moins entravé que l’orateur, l’écrivain ne connaît d’autres restrictions à sa liberté que les limites même qu’il voudra s’imposer. S’il a pour complice la curiosité avide et presque barbare du lecteur qui aime à pénétrer dans les détails les plus intimes, dans les derniers replis d’une vie et d’un caractère, il a pour juge le goût, le sens délicat et ombrageux de ce même lecteur, qui, après l’avoir quelque temps applaudi, peut le condamner brusquement, parce qu’un mot malheureux et des couleurs trop chargées lui auront déplu. Il y a dans les ames assez de passions mauvaises pour assurer le succès des plus sanglantes satires, mais il y a aussi dans les esprits assez de tact et de droiture pour réprouver les agressions grossières, les déclamations déraisonnables. Ici la délicatesse fait l’office de la charité.

Toutefois le pamphlet chez les modernes n’a pas pour unique origine l’incurable démangeaison de médire de son prochain ; d’autres et plus nobles causes l’ont aussi mis au monde. Si l’usage et la pratique de la parole ont fondé et développé la liberté antique, c’est par les idées écrites que peu à peu la liberté a commencé de poindre et de paraître dans l’Europe chrétienne. La discussion s’est établie sur les mystères de la foi, sur Aristote, sur Platon, puis elle a atteint les intérêts temporels et les affaires politiques. Le pamphlet a donc sa racine dans le génie même de la société moderne, l’esprit de discussion. Il en a pris toutes les formes et suivi toutes les fortunes. Il a été successivement barbare, diffus, cynique, spirituel, concis, élevé, divertissant. Dans le pamphlet, les esprits les plus divers, les vocations les plus différentes, se produisent, le moine, le docteur, l’homme d’épée, le légiste, le philosophe ; enfin, dans cette retentissante cohue, vous trouvez tout, depuis le cuistre le plus épais jusqu’au plus étincelant écrivain.

C’est en latin que les modernes commencèrent à s’attaquer, à s’injurier. La langue des anciens maîtres du monde, qu’on travestissait indignement dans les chancelleries et les cours de justice, fut employée à des luttes auxquelles son génie ne répugnait pas. L’idiome qu’avaient parlé les Gracques, et dont la véhémence avait accablé Antoine et Catilina, retenait encore la puissance d’exprimer et de satisfaire d’ardentes passions. La colère et le génie achevèrent de ranimer et de féconder des formes de langage et de style que le temps semblait avoir irréparablement glacées. Dans les premiers jours du XVIe siècle, avant que Luther se fût levé contre Rome, il y avait, au sein de l’ église et des universités, des controverses et des polémiques, signes avant-coureurs de mouvemens plus décisifs. La théologie, comme la jurisprudence avait ses novateurs,