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éprouvés dans le jugement de la postérité. C’est par ce sentiment intime que Dante nous dit avoir été soutenu, lorsqu’il représente son guide lui commandant de mépriser les basses calomnies de ses ennemis :

Perchè s’ infutura la tua vita
Vie piu che’l portar delle lor injurie. »

Ces paroles de lord John Russell sont autant la condamnation de la vie politique de sir Robert Peel que le meilleur éloge de sa propre carrière. Lord John Russell peut être regardé comme un véritable homme d’état. Il est tout à la fois l’honneur et l’orgueil de la cause libérale. En passant en revue les principaux traits de la vie de lord Grey et de lord Spencer, en montrant dans ces deux hommes de bien les partisans fermes et désintéressés des réformes politiques et religieuses, lord John Russell a en quelque sorte tracé son propre portrait. Il semble dire : Si j’avais vécu de leur temps, si j’eusse été à leur place, j’aurais agi comme eux, et ce retour sur lui-même, presque involontaire, est aussi exempt d’exagération que de vanité. En se rattachant à ces apôtres de la liberté, il rappelle qu’il est de cette école de politiques qui placent au premier rang, parmi les vertus d’un homme d’état, une intégrité irréprochable, un dévouement inaltérable aux principes, le sacrifice de soi-même, l’attachement à son parti, la droiture du cœur, un égal dédain pour les mépris de la cour et pour la faveur populaire.

Ainsi se présente, en effet, lord John Russell. Depuis le jour où il est entré à la chambre des communes, à l’âge de vingt-un ans, il n’a cessé de se faire le champion infatigable des principes de la liberté civile et religieuse. Chaque session, on le voyait, avec cette ténacité froide et passionnée qui le caractérise, reproduire sous différentes formes, développer et soutenir les mêmes motions, toujours repoussées par la majorité. Il mérita par là d’être choisi pour présenter au parlement le bill de réforme. C’est de ce moment que commence véritablement la carrière d’homme d’état de lord John Russell. Jusque-là modeste et désintéressé, son plus grand mérite, aux yeux des whigs, avait été de porter un nom cher à la cause libérale. Fidèle au rôle qu’il s’était marqué dès son début, il resta dans l’administration, où il n’occupait qu’un emploi secondaire, l’organe des principes d’un libéralisme modéré. À mesure que la désunion se glissait dans les rangs du parti vainqueur, et surtout parmi les membres du cabinet réformiste, à mesure que les uns, tels que lord Grey et lord Spencer, se retiraient mécontens, que les autres, effrayés des allures révolutionnaires, passaient à l’ennemi, lord John Russell prenait une position plus nette et plus considérable. Ses amis découvraient en lui des talens supérieurs que son caractère discret et réservé avait jusque-là tenus dans l’ombre, et que les circonstances faisaient éclater. La direction du parti whig dans la chambre des communes ne tarda pas à lui