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Aussi est-ce un progrès décisif pour la physiologie d’être arrivée à reconnaître une propriété dernière de la matière, complètement distincte de toutes les autres ; force absolument inconnue dans sa nature intime et de laquelle il s’agit seulement de constater les conditions et les effets. Tant que la physiologie n’était pas parvenue à ce terme, touché déjà par les autres sciences, la porte restait ouverte aux hypothèses, comme jadis, en l’absence de la notion de la pesanteur, on attribuait le mouvement des corps célestes soit à des interventions divines, soit à des tourbillons mécaniques. De bons esprits ont même pu penser qu’elle finirait par rentrer dans quelqu’une des catégories scientifiques déjà établies, et en réalité, à diverses époques, beaucoup de tentatives ont été faites dans cette direction, toutes inutiles et à chaque fois constatant davantage la spécificité de l’agent vital. Ainsi pourvue, la physiologie rend à la philosophie positive le service déjà rendu par les sciences plus anciennement constituées : dans un certain ordre de faits, elle signale à l’esprit humain la limite qu’il ne peut franchir, et ne lui permet plus de s’aventurer dans le domaine des vaines hypothèses et des imaginations chimériques. Tout se trouve tranché, autant du moins qu’il est donné à l’homme de trancher une question. La vie est, de recherche en recherche et de découverte en découverte, rapportée à une propriété de la matière ; là s’arrêtent nos connaissances et nos explications. Au-delà tout est supposition gratuite, sans appui dans la réalité, et sans démonstration possible, pure combinaison de l’esprit humain. L’inanité réelle de ces combinaisons logiques se reconnaît à mesure que s’établissent les notions positives, et, quand il sera bien constaté que le mouvement des sociétés n’a rien de fortuit et que la force qui les meut est une résultante dont on peut apprécier les conditions principales, on aura clos l’ère des anciennes idées et définitivement inauguré l’avènement d’une rénovation qui, dans la spéculation, met les lois positives des choses en place des idées théologiques et métaphysiques, et, dans la pratique, use délibérément de ces lois pour modifier en mieux le système brut et naturel.

En cette rénovation, la biologie a rempli une fonction indispensable. Si elle n’avait pas été créée, si les difficultés qu’elle offre avaient été insurmontables à l’esprit humain, on peut dire que l’histoire du monde aurait été autre qu’elle n’a été. Jamais les idées théologiques et métaphysiques qui ont servi de soutien à l’ancienne société, curieuses et remarquables hypothèses tenant la place de réalités ignorées[1], n’auraient été sérieusement attaquées, et la civilisation du genre humain aurait oscillé entre ces limites où nous trouvons dans les temps

  1. « Des kranken Weltplans schlauerdachte Retter, » a dit Schiller en parlant des conceptions théologiques : Sauveurs adroitement imaginés pour le salut d’un monde malade. Si on changeait adroitement en spontanément dans le vers du grand poète allemand, la création des hypothèses primitives serait exactement représentée.