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sans cesse dans le conflit des forces cosmiques. L’eau manque, la vapeur fuit, la barre de fer se rompt, le wagon sort des rails, les locomotives se heurtent, l’incendie s’allume, les voyageurs sont écrasés ou brûlés. Tout cela sans doute est l’effet nécessaire des propriétés de la matière ; mais certainement le mécanicien serait autrement habile et puissant s’il lui était donné de rendre impossibles de pareils accidens. Toute perturbation dans un système indique que des propriétés de la matière et non des intentions finales sont en jeu ; or, le système du monde est plein de perturbations d’autant plus nombreuses et profondes, que la complication des agens est plus grande. C’est ainsi que les dérangemens et les irrégularités, peu considérables entre les corps célestes, arrivent au plus haut point dans l’organisation des animaux. Tout gît dans les conditions auxquelles les choses sont soumises. Assis quelques momens sur le bord de la mer, on peut voir la vague se soulever, l’eau tomber sur la rive, la barrière de galets s’ébranler, l’écume légère s’en aller en flocons, et tout cela sous l’impulsion du vent qui fraîchit ; de même on peut, s’absorbant dans sa pensée, contempler le tumulte éternel des existences sous l’impulsion des forces élémentaires.

Certes, il serait aussi ridicule d’assombrir le tableau de la situation de l’homme que de s’extasier devant la bienveillance de la nature. Le soleil luit et échauffe, la terre est verdoyante et parée, et quand, descendant avec elle la pente du soir, vers nous arrivent la nuit sombre et cette scène étoilée toujours nouvelle à voir, alors un esprit contemplatif est saisi d’un ravissement suprême. Mais le soleil brûle et dévore ; le sol est sablonneux et stérile, et notre planète ambulante tourne obliquement, mal protégée, comme le prouvent les régions polaires, par son atmosphère et son soleil contre le froid de soixante degrés qui occupe les espaces interplanétaires. En un tel état, ce qui importe, c’est de connaître les conditions du monde pour, suivant l’occurrence, s’y résigner ou s’y accommoder, les atténuer ou les utiliser. La biologie intervient pour sa part dans cette œuvre ; elle dissipe bien des illusions et met à néant bien des sophismes. Elle, qui démontre que la théorie du XVIIIe siècle touchant la sensation est fausse en fait, démontre aussi que la théorie de l’intérêt bien entendu l’est également. L’être humain porte en soi des dispositions morales innées qui règlent le gros de la conduite. Ce sont elles qui, instinctives et inaperçues, ont spontanément fondé et entretenu les sociétés passées ; ce sont elles qui, améliorées dans le cours de l’histoire, garantissent, malgré le désarroi des esprits et la ruine de tous les vieux étais, la société présente. En terminant par cette remarque, je ne m’écarte point de mon sujet, car ici je me suis proposé principalement de relever l’importance philosophique de la biologie.


ÉMILE LITTRÉ,