Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/271

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il suit de là, ce semble, que, dans le doute, le mieux est de s’abstenir et de savoir ignorer certaines choses. S’il fallait absolument prendre un parti, nous suivrions Avianus à la lettre, et nous placerions Babrius avant Phèdre, sans déterminer l’intervalle qui les sépare. Les inductions qu’on peut tirer du style et de la métrique des fables donnent quelque vraisemblance à cette opinion. On se rappelle d’ailleurs que plusieurs princes syriens de la famille des Séleucides ont porté le nom d’Alexandre. Quant à la patrie de notre poète, c’est là un point plus obscur encore. M. Boissonade, et d’autres après lui, pensent qu’il était Romain, et l’appellent même Valérius Babrius. Les preuves ne sont pas, il est vrai, fort concluantes, ou plutôt il n’y en a pas. Après tout, Rome, qui doit Phèdre à la Grèce, peut bien lui avoir donné Babrius. Ce qui paraît certain, c’est qu’il a vécu en Orient.

Ainsi les fables de Babrius sont presque pour nous un ouvrage anonyme. Il nous reste à les étudier comme nous pourrons le faire, c’est-à-dire en elles-mêmes. Seulement, pour prévenir tout parallèle impossible, et ne juger qu’en connaissance de cause, essayons d’abord de montrer ce qu’a été la fable chez les Grecs aux diverses époques de leur littérature. L’histoire nous donnera la mesure de ce qu’a fait Babrius.


II.

À cette question : Quel a été l’inventeur de la fable ? les Grecs répondaient : Ésope. Des savans se sont rencontrés qui, ne voulant pas croire à Ésope, ont cru à Bidpaï ou à Lokman ; on pourrait demander à quoi bon ? Ésope, dit-on, est une fable ; d’accord, mais c’est une fable nationale ; si l’on fait tant que d’en appeler à la critique, alors ce n’est pas la réponse qu’il faut attaquer, c’est la question même ; l’une admise, l’autre suit nécessairement. Chercher qui a inventé la fable ! autant vaudrait demander qui a inventé la métaphore ou la comparaison ; l’esprit est ainsi fait, l’abstraction lui coûte, il s’accommode mieux de l’expression indirecte ; chez les Grecs comme ailleurs, plus peut-être qu’ailleurs, la fable, l’ αίνος comme on l’appela d’abord, c’est-à-dire l’avis, le conseil, ne fut pas autre chose qu’un moyen ingénieux de présenter d’une manière saisissante un précepte emprunté à l’expérience de la vie, parfois un trait railleur. Et c’est bien là, en effet, le caractère des plus anciennes fables grecques dont le souvenir se soit transmis jusqu’à nous. Hésiode, menacé de perdre sa part de l’héritage paternel, adresse à son frère Persès, qui veut le dépouiller, le poème des Travaux et des Jours. Une fois déjà les juges, les rois, comme les appelle Hésiode, s’étaient laissé corrompre par les présens de Persès ; le poète les conjure de respecter les lois de la justice, lois émanées de Jupiter, et sans lesquelles le droit ne saurait prévaloir contre la force ; il leur raconte