Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/278

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

raison, quand l’un est venu, on voit bientôt arriver l’autre. » La dernière occupation de Socrate dans sa prison avait été de mettre en vers élégiaques les fables ésopiques, « celles que j’avais sous la main, dit-il, et que je savais par cœur. » Ainsi le grand philosophe trouvait encore à s’instruire aux préceptes de la sagesse populaire.

Ce recueil, que la mort n’avait pas laissé à Socrate le temps d’achever, fut fait, pour la première fois, un siècle après lui, par les soins d’un autre Athénien, l’orateur Démétrius de Phalère. Le livre de Démétrius n’était qu’un manuel destiné à l’usage quotidien de la tribune et du barreau : il périt comme périrent deux collections postérieures, rédigées, l’une au temps de Jules-César, l’autre sous Marc-Aurèle ; mais, si faible qu’il ait été comme œuvre littéraire, il n’en fit pas moins époque dans l’histoire de la fable grecque. C’est à cette source tout athénienne que puisèrent Babrius et ses successeurs, et le caractère de la rédaction primitive perce encore en plus d’un endroit sous la prose décolorée des moines du moyen-âge. Par exemple, ils attribuent une fable à l’orateur Démade, une autre à Démosthène. C’est l’histoire de l’homme qui a loué un âne pour porter son bagage d’Athènes à Mégare, et qui, cheminant en plein midi avec l’âne et l’ânier, veut se faire un abri de l’âne en marchant dans son ombre ; l’ânier prétend qu’en louant son âne, il n’a pas entendu louer l’ombre de son âne ; là-dessus grand débat qui se termine par un procès. Ces traces de couleur locale sont bien moins effacées dans Babrius. Il parle de l’abeille de l’Hymette, des statues de Mercure, de la solde des cavaliers en temps de guerre, des phratries, des sycophantes, toutes expressions bien étranges dans la bouche d’un Grec de Syrie, s’il ne les avait empruntées à un modèle athénien.

Le livre de Babrius a, sans nul doute, contribué pour beaucoup à la perte du recueil de Démétrius. La poésie pouvait seule élever la fable à la hauteur d’un genre et lui faire prendre un rang dans la littérature grecque. C’est ce qu’entreprit Babrius. Avant lui, Socrate, comme nous venons de le voir, avait appliqué à l’apologue le vers élégiaque ; d’autres, l’hexamètre de l’épopée ou l’iambe de la tragédie ; Babrius, peut-être à l’exemple de Callimaque, employa l’iambe boiteux, c’est-à-dire terminé par deux longues, moins sautillant et plus propre au récit. La fable avait enfin trouvé sa forme définitive. « Je donne à la muse nouvelle, dit Babrius dans son prologue, l’iambe que je gouverne avec un frein de l’or le plus pur, comme un cheval de bataille. » Et comme l’iambe, depuis Archiloque, avait une assez mauvaise réputation en Grèce, il a bien soin d’ajouter « qu’il en adoucit l’amertume, qu’il en émousse les aiguillons. » Puis il lance un trait en passant contre quelques poètes rivaux « dont la muse érudite enfante des vers semblables à des énigmes, et qui ne savent rien que ce qu’ils ont appris de moi. »

D’Hésiode à Babrius la fable avait fait du chemin. Ce n’avait été bien