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long-temps qu’une simple forme de langage, condamnée à un rôle tout secondaire ; désormais elle eut son mètre, son style, ses poètes même avec toutes les rivalités, toutes les jalousies du métier, et, autant qu’on en peut juger par de vagues indications, elle fit les délices de la société d’alors. Par malheur, quand on eut fait de la parole une science, la fable devint une figure de rhétorique, et ce jour-là elle fut perdue. Les rhéteuππrs, qui commencèrent à pulluler vers les premiers temps de l’empire, avaient abandonné la méthode large et féconde de Platon et d’Aristote pour se charger comme à plaisir de règles inflexibles et d’accablantes entraves. L’art se perdit dans les théories et les définitions, et la libre inspiration fut remplacée par un travail mécanique sans ame et sans vie. Le travail des élèves dans les écoles de rhétorique consistait à développer des thèmes indiqués par le maître. Ces thèmes, ces exercices (προγυματα) étaient de quatorze espèces ; la fable ouvrait la liste. L’enfant apprenait par cœur une fable, sans doute de Babrius, et jusque-là l’exercice n’avait rien que d’excellent. N’est-ce pas à un enfant que Babrius dédie son ouvrage ? Mais on ne s’arrêtait pas là ; il fallait que l’élève racontât de vive voix la fable qu’il avait apprise, ou bien qu’il en fît la paraphrase suivant les règles de l’art d’écrire. On lui montrait à distinguer les fables logiques, éthiques ou mixtes, suivant que les personnages étaient des hommes, des animaux, ou tout à la fois des hommes et des animaux ; on lui apprenait à choisir le style convenable à chaque genre, à discerner les cas où la moralité doit suivre, ceux où elle doit précéder le récit, à la présenter suivant les circonstances sous la forme d’un exemple, d’un enthymème ou d’une exhortation. On lui dictait des fables dont il devait tirer lui-même la morale, des morales pour y adapter des fables de son invention ; on lui faisait abréger des fables développées, développer des fables courtes. Ce qu’il y a de pis, c’est qu’on lui donnait des modèles à imiter, des corrigés, et quels corrigés ! Hermogène, le plus ancien de tous les rhéteurs, n’avait composé qu’une seule fable par manière d’exemple ; Aphthonius, qui florissait au temps de Constantin, en écrivit quarante, et ainsi de suite. Grace à la méthode, la niaiserie et le mauvais goût allèrent toujours croissant. On nous pardonnera de ne pas insister sur des livres que les savans eux-mêmes tiennent pour insipides. Qui a jamais entendu parler de George Pachymère ou de Nicéphore Basilaca, notaire impérial, professeur de rhétorique à Constantinople sous Alexis Comnène ? Pauvres gens que l’érudition moderne, toujours en quête de nouvelle pâture, est allée tirer de leur sommeil ! Triste présent que l’immortalité quand ce ne peut être que l’immortalité du ridicule !

Au siècle où l’emphase de ces pédans et leurs périodes bien sonores et bien vides paraissaient le type du beau idéal, qui pouvait goûter encore la discrétion et la simplicité d’un écrivain comme Babrius ? Les