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rhéteurs avaient porté un coup mortel à la fable ; elle se traîna encore quelque temps, puis tomba enfin pour ne plus se relever. Babrius eut le sort de bien d’autres écrivains de l’antiquité. On ne les comprenait plus, on les refit. Incapable de rien produire par lui-même, l’esprit byzantin se découpait un vêtement à sa taille dans les précieuses reliques du passé. Justinien condamna au feu les chefs-d’œuvre des vieux jurisconsultes romains mis en pièces dans son Digeste ; les grandes compositions historiques de Polybe, de Diodore, d’Appien, de Dion Cassius, firent place à des compilations par ordre de matières sur les vertus et les vices ou sur les ambassades. Babrius ne put échapper au massacre ; le manuscrit qui vient d’être publié porte des traces évidentes de mutilation et d’interpolation ; les fables s’y suivent par ordre alphabétique, ce qui est sans doute une invention du copiste. Chacune d’elles est pourvue d’une morale en vers et d’une autre en prose ; ces morales montrent combien les Grecs devenaient de jour en jour plus incapables de lire et de comprendre leurs propres écrivains. Bientôt ils trouvèrent Babrius trop long ; un diacre du IXe siècle, maître Ignace, le réduisit en quatrains. La Fontaine en parle quelque part :

Mais surtout certain Grec renchérit et se pique
D’une élégance laconique ;
Il renferme toujours son conte en quatre vers.
Je me tais et le laisse à juger aux experts.


Les cinquante-trois quatrains d’Ignace usurpèrent jusqu’au nom de Babrius. Cependant les fables de ce dernier furent encore lues jusqu’au XIIe siècle, où le moine Jean Tzetzès en refit quinze. Enfin, comme apparemment les vers étaient trop difficiles à comprendre, on prit le parti d’en faire de la prose. Babrius, ses rivaux et ses imitateurs reçurent alors le coup de grace. A leurs fables on joignit des récits empruntés au roman syriaque de Syntipas ou au roman arabe des deux chacals (Kalilah vè Dimnah) ; on fit même de nouveaux apologues avec des proverbes ou des épigrammes, et, pour mettre le tout en harmonie avec les besoins du temps, on y ajusta tant bien que mal des morales tirées de l’Évangile ou des Pères de l’Église. Long-temps on ne connut les fables d’Ésope que par une de ces compilations rédigée vers le XIVe siècle ; puis à Augsbourg, à Oxford, à Moscou, à Paris, à Florence, à Rome, on retrouva des manuscrits antérieurs où la forme primitive parut moins altérée ; quelquefois le copiste s’était imaginé faire de la prose en transcrivant les vers sans les mettre à la ligne. La critique moderne était réduite à recueillir péniblement ces membres épars du poète, disjecti membra poetœ. Grace à la découverte du manuscrit de Babrius, ces travaux ont perdu tout leur intérêt. C’est dans Babrius seulement qu’on peut connaître aujourd’hui la fable ésopique ; lui seul peut nous apprendre