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une pareille sottise était indigne d’Horace, que la leçon des manuscrits était insoutenable, et qu’au lieu du renard (vulpecula) il fallait lire le rat (nitedula). La correction était ingénieuse, elle fit fortune, et dans toutes les éditions le rat déposséda le renard. Saint Jérôme cite quelque part une fable ésopique où le rat bien repu et bien gonflé ne peut plus sortir par le trou qui lui a donné passage. C’était là une preuve concluante ; on n’imagina pas que des objections pussent se présenter. En 1827, cependant, un très spirituel helléniste, M. Frédéric Jacobs, se permit d’élever quelques doutes. Il faisait observer que saint Augustin et Isidore de Séville citent précisément la fable d’Horace où la belette parle du renard, que les manuscrits étaient unanimes, enfin que la même fable se trouvait racontée par le rhéteur Dion Chrysostôme. Dion, il est vrai, avait sauvé l’invraisemblance en mettant un morceau de viande à la place du blé, mais c’était toujours à un renard qu’il faisait jouer le premier rôle, M. Jacobs ajoutait, ce que nous avons montré tout à l’heure, que, dans les fables ésopiques, ces invraisemblances étaient précisément un signe d’antiquité, et il terminait en conjecturant que les améliorations introduites dans le récit par Dion Chrysostôme pouvaient bien remonter à Babrius. Il avait deviné juste. Voici la fable 86 de Babrius.

« Un vieux hêtre était tout creusé par le pied. Au fond gisait en lambeaux une besace de chevrier, pleine de pain et de viande, restes du repas de la veille. Un renard se glissa dans cette besace et dévora tout ; bientôt son ventre s’enfla comme de raison, et il s’efforçait en vain de sortir par l’étroite ouverture. Un autre renard, accouru à ses cris, lui dit d’un ton moqueur : Reste et souffre un peu la faim ; tu ne sortiras pas que ton ventre ne soit redevenu ce qu’il était quand tu es entré. »

Dans la version primitive, suivie par Horace, il s’agissait de blé. Babrius parle de pain et de viande ; dans Dion, il n’est plus même question de pain. La correction a définitivement prévalu.

Au reste, il ne faut pas s’y tromper, Babrius n’a pas toujours réussi, et on trouve dans son livre plus d’une fable qu’il eût certainement bien fait de laisser aux anciens. Nous voulons bien croire que ces fables étaient à leur naissance de très spirituels bons mots, mais on sait que les bons mots perdent singulièrement à être répétés. Nous ne parlons pas des invraisemblances de détail ; il était bien difficile de les éviter toutes, et d’ailleurs, à tout prendre, elles frappent moins dans l’apologue que partout ailleurs. Une fois la fiction admise, les lecteurs sont disposés à faire toutes les concessions qu’on voudra, pourvu que le bon goût ne se révolte pas. Là-dessus La Fontaine a peu de scrupules ; il y va même de si bonne foi, que ces imperfections paraissent un charme de plus. Disons aussi que Babrius avait pris ses précautions :

« Branchus, mon enfant, dit-il dans son prologue, la première génération fut celle des hommes justes ; on l’appela l’âge d’or… La troisième