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ceux-ci chargent un chien d’Achaïe de les commander. Le nouveau général hésite à livrer bataille ; ses soldats murmurent, il leur explique ses craintes. « Nos ennemis, leur dit-il, ne forment qu’un même peuple ; parmi nous, au contraire, ceux-ci viennent de Crète, ceux-là du pays des Molosses ou des Acarnaniens, d’autres sont Dolopes, d’autres encore ont Chypre ou la Thrace pour patrie. Comment conduire au combat pareille cohue contre des ennemis unis entre eux comme un seul homme ? » Prise en elle-même, cette fable est une assez médiocre invention pour prouver que l’union fait la force ; mais, si l’on y cherche une allusion, tout prend un sens. Ces loups si redoutables et si bien disciplinés, ne seraient-ce pas les Romains ? Et toutes ces races de chiens, ne seraient-ce pas les divers peuples de la Grèce aux derniers jours de la ligue achéenne ? On voit combien il est difficile de juger les anciens quand on ne veut pas s’exposer à condamner ce qu’on ne comprend pas.

Mais ce qui appartient en propre à Babrius, c’est l’élégance de l’expression. La fable est bien peu de chose par elle-même ; pour ne pas devenir fade et insipide, elle a besoin d’être assaisonnée d’esprit et de sentiment. C’est là surtout que La Fontaine excelle ; Babrius, bref et précis avant tout, ne sait pas développer un caractère comme La Fontaine, mais il en saisit tout d’abord le trait principal. Jamais il n’introduit un acteur sans le peindre par une de ces périphrases dont la vieille poésie grecque abonde. La pompe de l’épithète homérique relève à merveille l’exiguité du sujet. Le renard est l’ennemi des vignes et des vergers, l’hirondelle est l’hôte de l’homme, l’abeille de l’Hymette la mère des doux rayons ; « l’habitante des marais, dit-il quelque part, la grenouille, qui aime l’ombre et se plaît aux retraites souterraines. » Et, quand l’action commence, il s’entend mieux que personne à lui donner de l’importance par des détails soudains, des comparaisons inattendues. Le cerf qui se voit dans une fontaine admire la beauté de son bois et se plaint de la maigreur de ses jambes. « Némésis l’entendit, Némésis qui punit l’orgueil. » On croirait entendre Sophocle ou Euripide donnant au peuple d’Athènes le spectacle de ces terribles expiations que les justes dieux imposent aux grands crimes. — Une belette est changée en femme, c’est un jeu de la puissante Cypris, la mère des désirs. — Un chêne abattu par le vent est entraîné par un fleuve. Voilà le récit, écoutons maintenant le poète « Le vent déracine un chêne, et, l’enlevant du haut de la montagne, le précipite dans un fleuve, et les flots roulent dans leur cours l’arbre gigantesque planté par les hommes d’autrefois. » C’est encore comme dans La Fontaine :

Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.

La Fontaine et Babrius ! ces deux noms se rapprochent d’eux-mêmes.